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mardi 21 avril 2015

Fleur des montagnes


       Cette épisode survient alors que le yogi tibétain Shabkar réside dans la grotte de Thayènchi (la Méditation de l'Ermite en mongol) à Tsehoung dans le Tibet oriental. Il s'y adonne à une retraite méditative où il a l'occasion de développer sa compréhension profonde du Dharma ainsi que la mystique du Dzogchen et du Mahâmudra.

     Un jour, je sortis me promener dans une prairie tapissée de fleurs. Je récitai « L'inconcevable immanence spontanée », la chant traitant de la vue que Tilopa avait enseigné au grand pandit Naropa.

        Alors que je chantais ce texte tout demeurant dans un état d'éveil à la vue ultime, je remarquai soudain que parmi la profusion de fleurs qui s'étendaient devant moi, l'une d'elles ondoyait gracieusement sur la longue tige et exhalait un doux parfum. Comme elle oscillait doucement, je distinguai ce chant dans le bruissement feutré de ses pétales.






Une offrande !
J'ai pour père le ciel et pour mère la terre;
Je suis une enfant nourrie de chaleur et d'humidité.
Regarde avec quelle grâce je déploie mes beaux pétales
Qui ondoient dans toutes les directions.
Ils sont mon offrande aux Trois Joyaux.

Ermite des montagnes, écoute-moi :
Pour le yogi, tous les phénomènes sont écritures
Et le livre du monde phénoménal lui suffit.
Toi, le soi-disant renonçant qui accumule moult grimoires,
Tu chancelles sous le poids
De tes livres jaunis.
Si le contenu de ces volumes
N'est pas présent en ton esprit,
À quoi bon porter un tel fardeau ?
Lorsque tu erres par les montagnes,
À qui vas-tu te plaindre des épreuves endurées ?

Je ne veux pas te blesser,
En fait, tu n'as même pas conscience
De l'impermanence et de la mort,
Sans parler de l'expérience de la vacuité !

Pour celui qui possède cette conscience claire,
Toutes les manifestations du réel
Sont autant d'illustrations de l'impermanence et de la mort.
La fleur va donner au yogi
Un petit aperçu de ces deux réalités fondamentales.

Fleur de prairie,
Parée d'éclatants pétales en pleine floraison,
Je suis parfaitement heureuse
Entourée d'un nuage d'abeilles butineuses,
Je danse et j'ondule joyeusement dans le vent.
Lorsque tombe la pluie
Je me drape dans mes pétales ;
Quand brille le soleil,
Je m'ouvre comme un sourire.

Maintenant, je frémis d'une joie
Qui ne durera guère,
Tant s'en faut.

Les gelées importunes tariront mes couleurs,
Terreux en deviendra l'éclat ;

Je me fanerai.
Cette pensée me trouble.
Plus tard, les vents
Violents et impitoyables
Me déchiquetteront
Jusqu'à me réduire ne poussière.
A cette pensée,
Je frémis de terreur.

Toi, l'ermite né dans la Bas Rékong,
Tu participes de la même nature que moi.

Entouré d'une cohorte de disciples,
Tu jouis d'un beau teint clair,
Et ton corps de chair et de sang déborde de vie.
Les louanges te font danser de joie.
Face aux pieux donateurs
Tu arbores une belle dignité ;
Lorsqu'ils te gorgent de mets succulents,
Tu souris de satisfaction.

Maintenant, tu as fière allure,
Mais tu ne feras pas long feu,
Tant s'en faut.

La vieillesse importune
Te dérobera ta saine vigueur ;
Ta tête blanchira,
Ton dos se courbera.
De telles pensées
Ne t'attriste-t-elle pas ?

Lorsque les impitoyables serres
De la maladie et de la mort
Se poseront sur toi,
Vaincu et impuissant,
Tu quitteras ce monde
Pour une vie future.
Une telle pensée
Ne te fait pas frémir de terreur ?

Parce que la montagne est notre lien :
Toi, l'ermite qui parcours les hauteurs,
Moi, la fleur née sur les versants,
Je t'ai offert
Ces conseils amicaux.

Kham, par Matthieu Ricard, 2013
       Puis la fleur se tint immobile et silencieuse. En guise de réponse, je chantai ceci :

Ô fleur éclatante de délicatesse,
Ton discours sur l'impermanence
Est admirable.
Mais nous deux, que pouvons-nous faire ?
Y a-t-il un moyen de remédier à cela ?

      La fleur répliqua :

Offrande !
Je fais offrande aux Trois Joyaux infaillibles.
Et maintenant, conformons-nous à nos dire :

De toutes les activités du samsâra,
Il n'en est aucune qui perdure.

Ce qui né mourra ;
Ce qui est uni se dispersera ;
Ce qui est accumulé s'épuisera ;
Ce qui est élevé chutera.

Ayant médité cette vérité,
Je résolus de trancher tout attachement
À ces verdoyantes prairies.
Maintenant, à l'apogée de mon éclat,
Mes pétales déployés dans toute leur splendeur,
Je souhaite ardemment rejoindre
Au plus vite le temple des Trois Joyaux.

Toi qui es à présent dans la pleine force de l'âge,
Abandonne ton inclination
Pour l'agréable saveur du respect
Et des offrandes à autrui.
Médite dans la solitude ;
Recherche le pur espace de la liberté,
La grande félicité.
Je souhaites que tu rejoignes
Au plus vite les Terres Pures.

     La fleur conclut ainsi : « Si tu veux demeurer en équanimité et maintenir la contemplation du mode d'être de toute chose, suis mon exemple » ; et elle se tint immobile, dans la parfaite sérénité, libre de toutes pensées.


Shabkar (1781-1851), Autobiographie d'un yogi tibétain, éd. Padmakara, Plazac, France, 2014, pp. 79-81.




Christian Natschlaeger 


    J'aime ce chant de Shabkar et sa façon de dévoiler tout en finesse la réalité de l'impermanence. Dans sa retraite, Shabkar s'absorbe dans sa méditation. C'est alors qu'une fleur en vient à lui parler. Bien sûr, la fleur ne lui a pas parlé en tibétain ou dans n'importe quelle langue des hommes. Mais quand le silence se fait dans le mental grâce à la méditation, on n'est beaucoup plus près à écouter la Nature et ce qu'elle a à nous enseigner. Victor Hugo disait : « C'est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain n'écoute pas ». Dans la méditation justement, on peut se mettre à l'écoute profonde de la Nature. La Nature qui nous semblait inerte se met à résonner en nous et à nous prodiguer des enseignements de sagesse si nous nous montrons capables de nous ouvrir à ces enseignements : « Pour le yogi, tous les phénomènes sont écritures ». Les phénomènes naturels évoquent les écritures bouddhiques, les soutras du Bouddha et leurs doctrines pour quelqu'un qui se met au diapason de cette Nature. Ainsi la fragilité de la fleur a inspiré à Shabkar ce dialogue sur l'impermanence.




NB: les "Trois Joyaux" (Tri Ratna) désignent dans le bouddhisme le Bouddha, le Dharma et la Sangha (la Communauté des Disciples éveillés du Bouddha) dans laquelle un bouddhiste prend refuge pour progresser sur la Voie qui mène à la cessation définitive de la souffrance.


Autres citations de Shabkar:
au seuil de la mort
la compassion
tels les oiseaux qui s'assemblent


Sur la méditation de l'impermanence, voir aussi : En compagnie du souffle - sixième partie

A propos du rapport de l'homme à la Nature et de ce que la Nature a à nous dire, voir aussi : 
les sons de la vallée, la forme des montagnes
la voix des gouttes de pluie 
- Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature 1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie 


Autres citations sur l'impermanence et la mort :
 - l'oubli de la mort (I, 6)
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
  

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