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mardi 14 juin 2016

Joie




   Une des quatre qualités incommensurables dans la philosophie bouddhique est la joie. Le Bouddha invite dans la méditation à répandre partout dans l'univers cette joie sacrée. Mais qu'est-ce que cette joie ? Quelle est sa nature ? C'est la question que je voudrais aborder ici. Au même titre que l'amour, la compassion et l'équanimité, le Bouddha appelle à ce qu'on répande ce sentiment dans tous les recoins du monde : « Le méditant demeure faisant rayonner la pensée de joie dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée de joie, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ». Cette joie à répandre à travers le monde entier ne peut pas déconnectée de l'amour et de la compassion ainsi que de l'équanimité. En particulier, il ne peut s'agir d'une joie sadique, malveillante, le fait de se réjouir de la souffrance d'autrui, de voir cette douleur ou de la causer. C'est une joie bienveillante qui nous fait vivre en communion avec les autres. Ce n'est pas non plus une joie exubérante qui explose par moments, comme quand votre équipe favorite gagne la coupe ou le championnat, et puis repart aussi vite qu'elle n'est apparue pour laisser la place à la dépression ou à l'anxiété. C'est au contraire une joie pleine de sérénité qui apaise la conscience et le corps.

     La joie spirituelle prônée par le Bouddha consiste d'abord dans le fait de se réjouir dans les qualités d'autrui. Au lieu d'envier et de jalouser les autres pour leurs qualités, leurs succès ou leurs réussites que n'avons pas ou dont nous n'avons pas été capables, on se réjouit. Telle personne peut être très belle, au lieu d'envier sa beauté et de la dénigrer, on se réjouit de sa beauté. En cela, la joie est un remède à l'envie et à la jalousie qui assombrissent souvent nos relations, voire les pourrissent en nous mettant dans le jeu des comparaisons et de la compétition. On peut se réjouir de la réussite d'une personne, des capacités physiques, intellectuelles ou artistiques que cette personne a acquise par son effort personnel ou ses dons innés. Plus profondément, on peut se réjouir des actions morales que les gens accomplissent autour de nous. Si quelqu'un accomplit le bien autour de lui, on a toutes les raisons de se réjouir de cet acte qui accomplira le bien pour lui-même et les autres. Quel bonheur ce serait de vivre dans un monde où tout le monde accomplirait beaucoup de bonnes et belles actions. Et on a encore plus de raisons de se réjouir de la pratique du Dharma que l'on peut constater autour de soi. On devrait cultiver une grande joie devant la pratique du Dharma d'autrui, car cela libère les êtres de manière durable. Souvent, les gens sont jaloux de la bonne réputation dont jouissent les gens qui font le bien. Mais la joie spirituelle est là pour dissiper cette jalousie qui empoisonne l'existence.

     Évidemment, on peut également se réjouir de sa propre conduite éthique, de sa propre pratique de la méditation, de notre progression dans la vision intérieure et dans la sagesse. On peut se réjouir de sa propre pratique du Dharma. On compare souvent la joie au fait d'être perdu dans un désert, mourant de soif, hagard et désespéré, et puis de voir une oasis droit devant nous. Chaque pas qui nous rapprocherait de cette oasis nous emplirait d'une joie qui irait en crescendo. C'est avec ce genre de joie que l'on devrait pratiquer les actions justes, la méditation ainsi que l'étude et la réflexion autour du Dharma. Chaque geste positif, chaque attitude de renoncement et de bienveillance, chaque pensée de compassion et de sagesse sont autant de pas qui nous permettent d'avancer dans ce désert de l'existence jusqu'au Nirvâna. Cette prise de conscience devrait nous emplir de joie.

     Et tous les êtres sensibles ont accès à cette pratique du Dharma. Voilà quelque chose qui doit attiser notre joie et faire qu'elle se répande, qu'on la propage dans la méditation à tous les êtres. Dans tous les êtres sensibles, il y a cette possibilité de s'éveiller. Même si aujourd'hui, cela semble difficile pour certains êtres ; bientôt, les conditions seront réunies pour permettre une pratique du Dharma, un apaisement de leur esprit et une plus grande lucidité. Au fond, tous les êtres ont la nature-de-Bouddha, la capacité enfouie au plus profond d'eux-mêmes de s'éveiller et de devenir un Bouddha parfaitement accompli. Cette nature-de-bouddha est peut-être présentement inaccessible, de la même façon que le soleil peut être caché derrière les nuages noirs et gris. Mais que les conditions soient favorables, que le vent souffle et dissipe ces nuages, et le soleil peut à nouveau resplendir dans le vaste ciel. En sanskrit, nature-de-bouddha se dit tathāgatagarbha, ce qui signifie le « germe de l'Ainsi-Allé ». Ainsi-Allé est une expression qui désigne le Bouddha. Il y a donc cette idée d'une graine, d'une semence qui ne demande qu'à germer et à s'épanouir. Voilà une perspective qui doit éveiller une joie immense en chaque pratiquant du Dharma : tous les êtres sensibles qui habitent et vivent dans ce vaste univers peuvent développer ce germe de l'Ainsi-Allé et croître dans la puissance de l’Éveil. Voilà un champ colossal d'actions et de possibilités, qui s'ouvre à la conscience éveillée. Quelle joie est-ce de contempler cela !

     La joie spirituelle n'est donc pas le produit de notre humeur, mais le résultat d'une contemplation prolongée de l'existence et d'un effort dans la pratique méditative. Il s'agit bien de se sentir joyeux pour tout ce qui est et pour le fait qu'il y a une possibilité de pratique du Dharma dans chaque événement de l'existence. Certaines personnes sont naturellement joyeuses et enjouées, d'autres sont plus tristes, voire désespérée. Il y va de la complexion physique et psychologique de chaque personne. Dans la philosophie antique, Démocrite était joyeux et de bonne humeur tandis qu'Héraclite se lamentait constamment et vivait chaque jour dans le désespoir le plus grand. Certains disent que c'était le fruit de leur philosophie respective ; mais peut-être était-ce seulement leur personnalité qui faisait que l'un croquait la vie à pleines dents tandis que l'autre était prostré sur les malheurs et les inconséquences du monde. Comme le disait le poète anglais William Blake :

« Every Night and every Morn
Some to Misery are Born.
Every Morn and every Night
Some are Born to sweet delight.
Some are Born to sweet delight,
Some are Born to Endless Night ».

     Certains sont nés pour de doux délices, certains sont nés pour des nuits sans fin. Nous ne sommes pas égaux dans le bonheur et dans le malheur. Certains sont plus sensibles que d'autres et connaissent avec plus d'acuité les affres de l'existence. Mais la joie spirituelle dont on parle ici n'est pas du tout la joie légère et superficielle des spectacles et des divertissements. Ce n'est pas une joie qui oublient les peines et les tourments pour ne regarder que le côté lumineux et plaisant de l'existence. La joie spirituelle regarde les ténèbres ; et elle sait que la souffrance est là dans chaque recoin du monde, ; mais c'est justement une joie qui pense qu'il vaut mieux allumer des torches dans la nuit plutôt que de maudire l'obscurité. C'est une joie qui n'est jamais très éloignée du désespoir et qui sait que s'il n'y a rien à attendre, il y a tout à faire pour bâtir un monde meilleur.

    C'est pourquoi il est important dans la méditation de répandre cette joie spirituelle encore et encore dans toutes les directions. Dès qu'on pense à quelqu'un, on peut se réjouir de ses qualités, de ses actions ou de ses potentialités. Dès qu'on pense à un endroit, on peut le voir comme baignant dans la joie infinie qui ranime les consciences et les volontés. La joie n'est pas l'opposé de la tristesse ; mais la joie fait fructifier quelque chose à partir de la tristesse. C'est pourquoi si on traversé par la tristesse ou le désespoir dans la méditation, il ne faut pas disparaître cela par la joie ; mais plutôt ensemencer cette tristesse et ce désespoir à l'aide de la joie pour planter les graines de l’Éveil.

      Dans la méditation, si ça aide, on peut aussi visualiser la joie sous forme de lumières colorées qui se diffusent à travers le monde, comme une onde qui se propage doucement à l'ensemble des êtres, comme une pluie de fleurs, comme un vent ou comme un flux de chaleur qui réchauffe les cœurs, comme la danse cosmique de la Sagesse qui traverse les éléments et l'espace en spirales infinies. Il m'arrive de visualiser un feu d'artifice qui touche les cœurs des êtres, et de chaque cœur touché émane un autre feu d'artifice qui vient toucher les cœurs d'autres personnes et ainsi de suite... On peut également visualiser la figure bienveillante du Bouddha ou d'un yidam pour symboliser et incarner cette présence joyeuse de l’Éveil. Je pense notamment à des figures paisibles et sereines telles que Tchenrézi à quatre bras ou la figure plus courroucée de Kurukulle. Bien sûr, il ne faut pas oublier que ces visualisations ne sont que des représentations de la joie, et pas la joie elle-même qui n'a ni forme, ni couleur. Dans le bouddhisme tantrique, on parle de phase de création et de phase de dissolution. Quand on visualise un Bouddha ou une déité, c'est la phase de création ; mais après qu'on ait maintenu en esprit ces représentations mentales de l’Éveil, on les laisse se dissoudre dans la vacuité originelle et on en revient à la réalité telle qu'elle est. C'est la phase de dissolution. Je pense que les visualisations peuvent aider à se représenter la joie spirituelle incommensurable et la faire croître dans son esprit, mais rien ne sert non plus de trop s'attacher à ces visualisations. Seul compte in fine le sentiment réel de la joie incommensurable.

       L'essentiel est d'insuffler encore et encore de la joie dans toutes les directions du monde. Comme le dit le Bouddha : « Le méditant demeure faisant rayonner la pensée de joie dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il demeure faisant rayonner la pensée de joie, large, profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ». En fait, tant qu'il y a du malheur et des tourments dans ce monde, alors il y a une utilité à répandre cette joie bienveillante à travers le monde. Encore et encore. Cette joie bienveillante est comme un moteur dans notre persévérance dans le Dharma.

  Comme le dit Shāntideva dans le chapitre 7 du Bodhicaryāvatāra sur la persévérance (VII, 28-30) :

« Le corps est heureux par les mérites
Et l'esprit par la sagesse ;
Même vivant dans le samsāra pour le bien d'autrui,
Pourquoi les compatissants se décourageraient-ils ?

Par la force de l'esprit d’Éveil,
Il épuise ses fautes passées
Et réunit un océan de bienfaits.
(...)

Par conséquent, montée sur le coursier de l'esprit d’Éveil
Qui dissipe toute fatigue et abattement,
Allant de bonheur en bonheur,
Quelle personne, connaissant cet esprit serait accablée ? »

     Le bodhisattva est celui qui trouve son bonheur dans des actions inspirée par la bodhicitta, l'esprit d’Éveil, le souhait ardent de sortir tous les êtres du cycle des souffrances qu'est le samsāra. Sa joie réside donc dans l'idée de pratiquer le Dharma pour le bien de tous les êtres de manières diverses et variées selon les moments et les lieux : tantôt il s'agira de se montrer généreux et d'aider son prochain, à d'autres moments de méditer et de se détacher de ce monde d'illusions, parfois en étudiant, parfois en enseignant. A tout moment, la joie le stimule : elle est comme ce cheval de l'esprit d’Éveil lancé à toute allure, heureux de faire le bien, heureux d'éviter le mal et heureux de transformer l'esprit.















Voir aussi :

Méditation des Quatre Incommensurables


Le bonheur et les autres

    Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?


Qu'est-ce que la compassion?

        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.


Esprit d’Éveil

     Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle). 












Voir également : 


Soulager l'infinité des êtres

- Bodhicitta : le désir d'apaiser les souffrances de tous les êtres vivants

En quoi la bodhicitta est salutaire


compassion et vacuité


Nés pour collaborer


Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme


- La masse illimitées des êtres atteindra la suprême félicité (I,7)

- Égoïsme & altruisme selon Shântideva (IV, 125)








Kurukulla







Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.








Tchenrézi (Avalokisteshvara)







3 commentaires:

  1. Merci, c'est tellement beau. Pourtant, plus je vieillis, plus je suis un océan de tristesse au fur et à mesure de mes découvertes des pires horreurs de ce monde (en ce moment Yulin, y a pas longtemps le massacre des dauphins, et puis je sais plus où en Espagne, les taureaux martyrisés, les galgos, les expériences sur les souris et les singes - greffe de tête sur un autre corps - digne des expériences nazis et presque personne qui y trouve à redire, sans compter toutes les horreurs que se font les humains entre eux), c'est horrible. J'ai bien du mal à me détacher (au bon sens du terme) de tout ça. Je suis un peu comme dans l'histoire de Tchenrézi ému par les souffrances des êtres qui a versé deux larmes, l'une d'où est apparue Tara et l'autre d'où est apparue Lhamo, toutes deux venues pour l'aider dans sa future tâche, et jura de ne pas trouver le repos du Nirvana avant d'avoir libéré tous les êtres, que sa tête et son corps se briseraient en mille morceaux s'il venait à manquer à sa promesse. Après avoir œuvré pendant des kalpas, il se rendit compte qu'il n'avait libéré que bien peu d'êtres et décida de se reposer dans le Nirvana, alors son corps se brisa en mille morceaux (d'où la forme de Tchenrézi à mille bras). Bref, je m'émeus mais je ne parviens pas à me réjouir et à œuvrer quand je vois les horreurs de ce monde, cela m'envahit et m'accable, en tous cas, je n'ai pas facilement cette propension à la joie rayonnante, peut-être que je m'apitoie trop sur mon sort, il est vrai que je n'ai vraiment pas l'impression d'être doté pour faire face à tout ça. Pour l'histoire de Tchenrézi : http://partageons-le-dharma.over-blog.com/pages/Chenrezi-2659394.html

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  2. Oui, cette histoire de Tchenrézi qui explose par trop de désespoir est fascinante. Mais justement, ce qu'il faut retenir, ce qu'il se recompose en Tchenrézi à mille bras, avec un œil dans chaque paume de main, symbole de la vision qui accompagne l'action éveillée. La joie est précisément cette force qui nous fait renaître à travers toutes les crises de désespoir.

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  3. Oui, en effet, les mille bras de Tchenrézi lui permettent en définitive d'œuvrer avec davantage de moyens et d'énergie encore, le souci ́étant qu'en ce qui me concerne, je ne ressens guère cette énergie profonde, ce qu'on appelle la boddhicitta en fait, pour plein de raisons, sans pour autant que je sombre hein, du moins, je sombre mais je finis toujours par rebondir, toutefois sans joie profonde et durable, seulement des instants de joie parfois que j'appellerai "éclairs d'éternité" des moments de conscience de l'infinitude - désolé pour le néologisme - du moins l'immensité de l'univers, quelque mystérieux et inaccessible qu'il soit d'ailleurs, c'est même ça qui est fascinant, et des instants de "félicité" dans la contemplation, contemplation de paysages, d'animaux, du ciel... mais c'est toujours assez éphémère. C'est ma condition actuelle en tous cas et les moyens qui me sont donnés ici et maintenant, difficile de vraiment rayonner la joie (bien qu'en apparence je ne sois pas triste, cela reste confiné en moi le plus souvent).

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