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mercredi 25 février 2015

Nés pour collaborer




            Dès l’aurore, se dire d’avance : je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un violent, un fourbe, un envieux, un égoïste. Tous ces défauts leur sont venus de ce qu’ils ignoraient la distinction entre les biens et les maux. Mais moi, ayant jugé par mes observations que la nature intrinsèque du bien, c’est la rectitude et celle du mal, le faux, et que par ailleurs la nature intrinsèque de l’homme faillible est d’être mon parent, non point de même sang ou d’une même semence, mais un être participant de la Raison et possédant une parcelle de divinité, je ne puis être lésé par aucun de ces hommes, car nul ne saurait me couvrir de honte, et je ne peux encore moins m’irriter contre mon parent, et le vouer à mon exécration. En effet, nous sommes nés pour collaborer, comme les pieds, les mains, les paupières ou les deux rangées de dents, supérieures ou inférieures. En conséquence, s’opposer les uns aux autres est contre-nature. Or c’est s’opposer à quelqu’un de s’emporter contre lui ou de s’en détourner.


Marc-Aurèle, Pensées à soi-même, II, 1.
(Traduction de Pierre Maréchaux, éditions Payot & Rivages, Paris, 2003)





Marc-Aurèle (121-180)








            J’aime ce passage des Pensées de Marc-Aurèle. Il y a dans ce passage un bon esprit. Même si je ne suis pas sûr qu’il soit tout le temps applicable, il a le mérite de nous inviter à voir les relations humaines au sein de la société sous un angle positif. Marc-Aurèle appelle à accepter pleinement le fait que, dans notre vie sociale, au travail notamment, nous sommes inévitablement menés à nous heurter à ce que Marc-Aurèle me pardonnera d’appeler des « emmerdeurs », des gens dont on a l’impression qu’ils sont uniquement là pour nous pourrir la vie ! Il y en a évidemment de toutes sortes : « un indiscret, un ingrat, un violent, un fourbe, un envieux, un égoïste », voilà quelques types de personnes indélicates qui risquent d’assombrir durablement notre journée.

            Pour Marc-Aurèle, s’ils font le mal, c’est par ignorance de ce qu’est réellement le bien et le mal. Marc-Aurèle rejoint sur ce point Socrate qui disait que : « Nul ne fait le mal volontairement ». Souvent, en effet, les gens sont « plus bêtes que méchants ». Ils ne se rendent pas nécessairement pas compte du mal qu’ils font. On peut néanmoins se poser la question de savoir si certaines personnes ne sont pas foncièrement mauvaises.  A cela, le philosophe bouddhiste Shântideva disait dans un passage sur la patience :

« S’ils étaient dans la nature des êtres puérils
De nuire à autrui,
Il serait aussi inopportun de s’irriter à leur endroit
Que contre le feu dont la nature est de brûler.

Et si ces fautes étaient accidentelles
Aux êtres dont le caractère est stable,
La colère à leur égard ne serait pas plus logique
Que contre le ciel envahi par la fumée ».



            De deux choses, soit la personne nous est hostile par nature. Dans ce cas, il faut l’aborder comme on appréhende le feu qui risque à tout moment de nous brûler. Mais rien ne sert de s’énerver contre le feu qui nous brûle. Soit la personne nous est hostile en raison de causes et de conditions passagères, comme les nuages noirs ou la fumée qui masquent le ciel bleu et qui apparaissent en dépendance de causes et de conditions, dans ce cas, il vaut mieux faire preuve de patience, car répondre à l’agressivité par l’agressivité ne ferait qu’alimenter ces causes et ces conditions d’hostilité. Comme les nuages noirs ou la fumée finiront de toute façon par se dissiper,  ces manifestations d’agressivité ou d’hostilité vont elles aussi se dissiper dans la nature de l’esprit. Il vaut aussi mieux essayer de comprendre ces causes et ces conditions pour pouvoir mieux agir sur elles et trouver des pistes de solution pour apaiser le conflit le plus vite possible.


*****

            Marc-Aurèle dit donc que le mal provient d’une part de l’ignorance des gens, qui les égare dans l’erreur et les mène dans des comportements fourvoyés. D’autre part, Marc-Aurèle nous invite à considérer cette personne comme notre parent, non que nous soyons du même sang, mais parce que nous sommes des êtres doués de conscience et de raison et qu’à ce titre nous faisons tous partie de cette grande famille humaine. Marc-Aurèle entretient ici la flamme de l’idéal d’une fraternité qui unirait tous les êtres humains, cette fraternité qui dépasserait tous les petits clans hostiles les uns aux autres et qui plombent la société par tous ces conflits incessants.

           Je ne dois pas m’irriter envers les personnes méchantes parce que ces personnes partagent avec nous « une part de divinité », quelque chose de sacré et profondément bon au fond de notre conscience. Les bouddhistes parleront plutôt de la « nature-de-bouddha ».  Pour un stoïcien, tout ce que ces gens peuvent me faire en me nuisant, en me calomniant ou en me méprisant ne peut pas me couvrir de honte du moment que j’accomplis mon devoir et que je me montre juste envers eux. Je dois ne pas m’irriter contre eux et surtout, je ne dois pas me laisser à tomber dans la malveillance à l’égard. Même s’il est parfois difficile de garder son sang-froid face aux mesquineries et des coups bas que ces personnes, il ne faut pas tomber soi-même dans le ressentiment et la volonté de nuire à notre tour. On perdrait alors notre droiture morale.


            Ce qui est important aux yeux de Marc-Aurèle, c’est de garder à la conscience que nous ne sommes que des parties d’un grand Tout et que chaque personne est comme une partie d’un corps humain : « En effet, nous sommes nés pour collaborer, comme les pieds, les mains, les paupières ou les deux rangées de dents, supérieures ou inférieures. En conséquence, s’opposer les uns aux autres est contre-nature ». Si la main droite se mettait à poignarder la main gauche, ce serait au détriment de tout le corps et d’elle-même en fait ! Pour Marc-Aurèle, il faut prendre conscience que nuire à son prochain revient à nuire à toute la société, et in fine à nuire à soi-même comme un boomerang qui reviendrait nous frapper en plein visage. Nous sommes nés pour collaborer, mais certains n’en ont pas conscience : rien ne sert de s’irriter, il faut leur montrer le bon exemple en se comportant soi-même de façon droite et juste et en faisant preuve de bienveillance à l’égard de notre prochain, même celui qui ne se présente pas sous son meilleur jour !





Shântideva, Bodhisattvacaryāvatāra, Vivre en héros pour l'Eveil, traduction de Georges Driessens, éd. du Seuil, Paris, 1993, chap. VI, strophes 39 & 40. 












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