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samedi 27 janvier 2018

Causalité d'une illusion



Causalité d'une illusion, illusion de la causalité




La non-connaissance du vide de toute chose
S'apparente à la trace du vol d'un oiseau dans le ciel.
Ce qui en rien n'existe selon son entité propre
Jamais ne sera la cause d'autre chose.

Ce qui ne possède pas d'entité propre,
Comment, dépourvu d'être en soi, sera-t-il la condition d'autre chose ?
Telle est la cause enseignée par Celui-Allé-en-la-Joie.

Tous les phénomènes sont félicité, sans mouvement,
Stables, immuables, sans péril.
Comme l'espace privé de connaissance,
Ignorant cela, les êtres sont obscurcis.

De même que les montagne sont inébranlables,
De même jamais les phénomènes ne peuvent être engendrés.
Sans mort ni passage, sans naissance,
Ainsi le Vainqueur les a décrits.

Le Lion parmi les hommes a enseigné
L'absence de production et de venue à l'existence,
L'absence de mort, de passage, de vieillissement pour tout phénomène,
Il établit tous les êtres en cela.

Le Protecteur place les êtres
Dans ce qui n' a aucune entité propre,
N'est pas autre et n'est découvert par personne
À l'intérieur ou à l'extérieur.

Soûtra de la Source des Joyaux (Ratnakara Sûtra)1








Martin Hill, Cercle de glace, lac Wanaka, Nouvelle-Zélande, 2007.








     Tous les phénomènes ont une cause, en fait une multiplicité de causes. Rien n'existe séparément du monde. Prenons l'exemple d'un arbre. Un arbre a besoin des rayons du soleil pour exister, tout comme il a besoin pour sa croissance, de terre pour y plonger ses racines. Et pour que cette eau vienne nourrir l'arbre, il faut que des nuages soient passés au-dessus de lui et se soient transformés en pluie. Quand on poursuit encore et encore cette analyse des choses, on se rend compte que tous les phénomènes sont vides d'une existence propre, vides d'une existence séparée. Rien n'existe séparément du monde, comme je viens de le dire. C'est le premier constat : les phénomènes n'ont pas de substance propre, ils sont vides d'une existence propre. Ils sont autant d'illusions ; mais par contre, il y a quelque chose qui existe, c'est la causalité, c'est le principe qui transforme les causes en effets, c'est cette dynamique du monde que chaque chose, chaque action se répercute sur d'autres choses, d'autres actions.


        Dans l'Inde ancienne, l'ascète errant qui allait devenir par la suite Shariputra, le plus grand disciple du Bouddha, interrogea un des premiers moines fidèles au Bouddha et lui demanda d'expliquer sa doctrine de manière très brève. Assajit l'Ancien s'exécuta et lui déclara cette strophe qui est devenue un aphorisme célèbre pour exprimer la philosophie du Bouddha :

« De tout ce qui est produit par une cause,
L'Ainsi-Allé en a dit la cause
Ainsi que la cessation,
Telle est la doctrine du Grand Renonçant ».


        Donc approfondir la causalité est un effort essentiel sur le chemin du Dharma. Il s'agit de voir le monde comme un gigantesque enchevêtrement de causes et de conditions. Il faut s'entraîner à voir cette trame de la production interdépendante derrière chaque phénomène. Pour reprendre une autre expression célèbre du Bouddha :

« Ceci est parce que cela est.
Ceci apparaît parce que cela n'est.
Ceci n'est pas parce que cela n'est pas.
Ceci disparaît parce que cela disparaît ».


       C'est pourquoi on dit dans la philosophie du Bouddha qu'il ne suffit pas de résoudre le problème de la souffrance, il faut également faire disparaître les causes de la douleur. La souffrance est un phénomène qui apparaît en interdépendance de toute une série d'autres phénomènes comme l'ignorance, la volonté d'exister encore et encore, la soif pour les plaisirs des sens, la soif d'être ainsi que la soif de ne pas être, toutes les émotions perturbatrices, etc... Faire disparaître la conséquence, la souffrance, ne peut qu'apporter qu'un soulagement momentané. Mais la libération complète de cycles d'existences, de naissances et de morts conditionnés par la souffrance ne peut qu'advenir qu'à partir du moment où on a accompli ce long travail de faire disparaître les causes profondes de la douleur grâce à la conduite éthique, à la méditation et à la sagesse.


        Alors l'extrait cité plus haut de ce Soûtra de la Source des Joyaux, un texte du Grand Véhicule, viendrait-il contredire cette doctrine de la causalité ? Il dit en effet :

« Le Lion parmi les hommes (c'est-à-dire le Bouddha) a enseigné
L'absence de production et de venue à l'existence ».


      En fait, la philosophie du Grand Véhicule ne fait que radicaliser la position initiale du Bouddha. Par l'observation minutieuse des causes et des conditions, on arrive à la conclusion que les phénomènes sont vides d'une existence propre, une existence séparée. Il n'y a pas d'entité qui serait indépendante du monde qui l'entoure. Rien, ni personne n'a un Soi fermé sur lui-même ; tout notre être existe en interdépendance constante avec le monde et les autres êtres. Il en ressort que notre être n'a pas d'identité fermement établie puisqu'on reçoit des apports d'autres éléments du monde et qu'on est transformés par toutes sortes de causes et de conditions. À chaque instant, on expire de l'air et puis on fait rentrer de l'air dans nos poumons. Il n'y a donc pas de bulle d'être complètement fermée au monde. Mais si un phénomène est vide d'existence propre, il est évident que les causes et conditions de ce phénomène seront également vides d'une existence propre. Si je constate que l'arbre est vide d'une existence propre, je peux alors regarder les causes qui ont permis l'apparition de cet arbre : la graine, le soleil, les nuages, le terreau dans lequel l'arbre a pris racine, le jardinier qui a planté la graine ; et je verrai que toutes ces causes et ces conditions sont elles-mêmes vides d'une existence propre, et de même que sont vides d'une existence propre les causes et conditions de ces causes et conditions !


« Ce qui ne possède pas d'entité propre,
Comment, dépourvu d'être en soi, sera-t-il la condition d'autre chose ? »


         Partant de ce constat, la philosophie du Grand Véhicule en vient à se demander si cette causalité des illusions n'est pas en fait une illusion de causalité ? Et si le processus de la causalité n'était pas elle-même vide d'une existence propre ? Pourquoi le processus aurait-il une existence indépendante de ces phénomènes sans substances ? Le processus de la causalité est lui-même contaminé par ce manque de substance. Il ne s'agit pas de rejeter la causalité, mais de la pousser jusque dans ses derniers retranchements : le processus de l'illusion n'est elle-même que l'illusion du processus dynamique qui donne l'impression d'être confronté à un monde réel. La causalité est la trame illusoire de ce monde.


      Ignorer la vacuité de tous les phénomènes en adhérant à l'idée d'une causalité réelle, c'est comme s'halluciner sur la trace du vol des oiseaux dans le ciel. Cette trace est aussi vide que l'espace ; pareillement, toutes les traces que peuvent évoquer la causalité et qui nous font penser au passé qui est la cause d'aujourd'hui, toutes ces traces sont vides d'une existence propre.


    Il s'ensuit que tout cet enchaînement de causes et de conditions qu'est le cycle des existences conditionnés par le karma, les effets de nos actes, la trace présente de nos actes passés, tout cet enchaînement de causes et de conditions sont vides d'une existence ultime. Ce cycle des existences n'est qu'un grand rêve ou grand cauchemar sans substance où la naissance, la vie, la mort n'ont pas de substances, comme si cette série de naissances, de vies et de morts n'étaient jamais advenues. La grande illusion du monde, l'illusoire comédie où les consciences jouent et rejouent un nombre incalculable de rôles.


« De même que les montagne sont inébranlables,
De même jamais les phénomènes ne peuvent être engendrés.
Sans mort ni passage, sans naissance,
Ainsi le Vainqueur les a décrits ».


     Cette méditation de la vacuité est l'occasion de comprendre que l'on peut sortir de ce cycle des existences, pas seulement quand la grande roue des existences s'est arrêtée, comme dans le cas d'un ascète qui aurait épuisé tous ses désirs et arrêté tous les mouvements de son esprit dans une absorption méditatives parfaites, mais ici et maintenant : derrière toute cette gigantesque mécanique du monde, il y a la possibilité de voir que chaque rouage est une illusion et que l'ensemble des rouages, la mécanique elle-même, est illusoire. Même si on est toujours emporté par cette mécanique, il y a là la possibilité de relativiser grandement les tourments de l'existence. Comme si on était au cinéma, pris par le film, et puis se rendant compte qu'on est au cinéma et qu'on peut relativiser ce qu'on voit à l'écran. De même, réalisant qu'il y a aucune substance à l'intérieur de soi-même comme à l'extérieur, on peut relativiser tout cet enchaînement d'apparences et s'apaiser dans l'ici et maintenant.










1  Cet extrait est cité dans « l'Auto-Commentaire à l'Entrée du Milieu » de Chandrakirti, lui-même cité par Tsongkhapa son commentaire du « Traité du Milieu » de Nāgārjuna (traduit par George Driessens, éd. du Seuil, Paris, 1995, pp. 42).














Voir aussi : 


- Analyse des conditions (où Nāgārjuna fait la même analyse de la causalité comme vide d'une existence propre)


- Feuille de papier (l'inter-être selon Thich Nhat Hanh)


Le diamant qui coupe l'illusion (Soûtra du Diamant)


Apparence et vacuité (sur des vers de Longchenpa)


Une goutte d'eau (poème de Dôgen Zenji)


- Rosée que ce monde (Kobayashi Issa)









Martin Hill, Cercle de feuille d'automne, Lac Wanaka, Nouvelle-Zélande, 2008.




Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





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