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jeudi 13 juillet 2017

Le son du tonnerre








Le son du tonnerre, bien qu'assourdissant, est inoffensif ;
L'arc-en-ciel, malgré ses couleurs chatoyantes, ne dure pas ;
Ce monde, même s'il apparaît plaisant, est semblable à un rêve ;
Les plaisirs des sens, bien qu'agréables, n'apportent au bout du compte que désillusions.


Jetsun Milarepa (1040-1123), extrait des Cent Mille Chants.






Matthieu Ricard, ciel d’orage dans la région de Yéré Gang, entre Jomda et Sinda, à 4000m d’altitude,
Tibet oriental. Septembre 2005







      J'ai trouvé cette citation de l'ascète et poète tibétain Milarépa sur le blog de Matthieu Ricard. C'est un rappel nécessaire de la vanité de chercher toujours avidement les plaisirs des sens. On a tendance à prendre le plaisir que la douleur comme des choses très solides et fondamentales dans l'existence alors que ces choses passent et qu'elles n'ont qu'une réalité très évanescente. Le fracas du tonnerre dans la vallée peut être quelque chose qui nous terrorise complètement par son intensité ; pourtant, le tonnerre, aussi assourdissant soit-il, ne peut pas nous nuire vraiment. L'arc-en-ciel est une parure sublime du ciel ; pour autant, il ne dure que quelques instants et n'a aucune substance. La douleur est comme le tonnerre : une perspective sombre sur l'existence, qui peut nous effrayer certes, mais pas nous nuire véritablement. Les plaisirs des sens sont comme des chasses à l'arc-en-ciel dont la réalité s'évanouit dans le néant après quelques instants. Ayant compris, on cesse de poursuivre les plaisirs, comme de fuir les souffrances ; on reste immobile acceptant tout de manière égale, endurant la douleur patiemment et libre de tout désir pour ce qui est plaisant. Véritable liberté de l'existence.


        Milarépa prenait ce genre de conseils au pied de la lettre. Il vivait quasiment nu sur les hauteurs des montagnes du Tibet, vêtu d'une simple cape de coton, endurant le froid, la neige, le vent glacial, la grêle, ne mangeant quasiment rien, dormant sur la pierre dure et froide d'une cavité dans la montagne. Existence ascétique remarquable. On ne peut qu'admirer sa capacité de renoncement et son endurance dans l'ascèse, sa détermination à aller jusqu'au bout de son chemin spirituel. Néanmoins, cette existence est aussi très éloignée de la nôtre. Personnellement, je peux admirer l'homme et son œuvre poétique et spirituelle, les « Cent Mille Chants » ; néanmoins, je vois difficilement comment cet homme pourrait être un modèle pour moi, moi qui vit une vie d'homme moderne, très éloignée dans la dure et implacable discipline des renonçants tibétains.


        En fait, je risque peut-être de ne me mettre à dos quelques tenants rigides de la doctrine bouddhique ; mais ma façon d'envisager le Dharma est à sa façon un hédonisme tempéré. Comme Épicure, j'aurais tendance à penser que le plaisir est essentiel dans l'existence. Autant connaître le plaisir que la souffrance. Je ne vois comment on peut contester cela. Néanmoins, cela ne veut pas dire que tous les plaisirs se valent et qu'il faille se précipiter avidement sur tous les plaisirs qui sont à notre portée. Boire un bon verre de vin est un plaisir, je ne le nie pas ; pour autant, vider d'un coup toute la bouteille vous rendra malade : vous aurez envie de tout vomir, votre état d'ivresse va vous pousser à faire des choses regrettables comme vous bagarrer ou causer un accident de voiture, et le lendemain, vous serez sujet à une gueule-de-bois carabinée. Donc le plaisir s'est transformé en souffrance.


      Donc, je prône un « hédonisme » (une doctrine qui recherche le plaisir). C'est un hédonisme intelligent ou qui essaye du moins d'être intelligent, raisonné et raisonnable. C'est donc un hédonisme modéré, un hédonisme qui pense que le plaisir se trouve d'abord dans la modération et le sens de la mesure. Un hédonisme qui s'inspire de la formule gravée sur l'oracle de Delphes : MEDEN AGAN qui signifie « rien de trop ». Un hédonisme qui pense aussi que le plaisir se trouve dans le partage, l'amitié et l'amour. Comme le disait Épicure : « De tous les biens que procurent la sagesse, l'amitié est le plus grand ». On ne peut pas être heureux à jouir tout seul de ses biens matériels, le bonheur est quelque chose qui se partage, se vit dans l'entente et la concorde avec les autres. Dans le roman et le film « Into the wild » qui raconte l'histoire réelle de Christopher McCandless, ce dernier qui est perdu au fin fond de l'Alaska écrit sur un bout de bois : « Le bonheur n'est réel que s'il est partagé ». Il y a là dans cette affirmation quelque chose d'essentiel concernant notre rapport au monde et le rapport à notre prochain : que l'autre, le prochain soit notre ami et que nous passions du bon temps avec lui, voilà une tâche fondamentale de l'existence, une entreprise qui a du sens.


      Mais l'hédonisme dont je me revendique est aussi un hédonisme tempéré. Il est tempéré par la conscience très bouddhiste que, dans l'existence, la souffrance est toujours inévitable, la mort, la maladie, la perte, tout cela nous guette et vient engloutir tous les moments de joie. Donc, il est clair qu'il faut pouvoir se détacher de cette recherche de plaisir, il faut pouvoir accepter que la souffrance nous rattrape tôt ou tard. Il est bon de se rappeler l'impermanence des choses et leur manque de substantialité. Peut-être que la méthode dure pour parvenir au détachement, comme Milarépa l'a pratiquée, est la plus efficace, mais elle est dure, aride, impitoyable même. Et je préfère une méthode plus douce qui est d'accepter ma propension à vouloir connaître le plaisir. Notre existence est comme un rêve comme le dit Milarépa. Plaisirs et souffrances ne sont que des moments de ce rêve, sans substance réelle. D'accord, mais qui ne préférerait pas un rêve avec des arcs-en-ciels, des rires et des cris de joies plutôt qu'un cauchemar avec des monstres, des ténèbres et des pleurs ? Rêve et cauchemars n'ont pas de substances certes, mais l'un est plus plaisant à expérimenter que l'autre ! Parfois, le cauchemar est inévitable, mais dans la mesure où il nous est permis de faire un choix, il vaut mieux opter pour le rêve et aider les autres à transformer leur cauchemar en rêve plein d'arc-en-ciel (sans vouloir passer pour un bisounours !).


     Mon hédonisme tempéré suppose donc de pratiquer la méditation (qui est une énorme source de plaisir et de bien-être), de contempler l'impermanence, de méditer sur les quatre qualités incommensurables (amour, compassion, joie et équanimité), à produire l'esprit d’Éveil. On peut me reprocher de ne pas travailler suffisamment le détachement comme le fait un moine, un renonçant ou un ascète. C'est vrai ; mais notre propension à rechercher les plaisirs des sens agit dans notre inconscient. On ne s'en détache pas aussi facilement avec une vision rigoriste des choses.

        Il ne faut oublier que, dans le bouddhisme originel, la sangha (la communauté des bouddhistes) est composé de quatre groupes : les moines, les nonnes, les laïcs et les laïques. Pour ces deux derniers groupes, il n'était question de renoncer complètement au monde. D'ailleurs, les laïcs interpellaient souvent le Bouddha en ces termes : « Bienheureux, nous, en tant que laïcs, nous demeurons dans les plaisirs sensuels, nous vivons au milieu des problèmes de lits et d'enfants, nous utilisons le santal venant de Bénarès, nous portons des guirlandes et nous utilisons des parfums et des onguents, nous gagnons et nous dépensons l'or et l'argent. Pour nous qui sommes de telles gens, que le Bienheureux enseigne une doctrine par laquelle nous, laïcs, puissions atteindre le bien-être et le bonheur dans cette vie-même et au-delà de cette vie présente1 ». Pour ces laïcs, la question des plaisirs était incontournable. Autant donc penser ces plaisirs pour qu'ils soient de vrais plaisirs et qu'ils restent des plaisirs (comme dans l'exemple du vin). Autant les penser aussi pour qu'ils soient le mieux partagés autour de soi et dans la société. Et autant les penser pour le moment venu s'en détacher et s'en libérer.








1 Soûtra de Vyagghapajja (Vyagghapajja Sutta), Anguttara Nikāya, IV, 281-285, cité dans Môhan Wijayaratna, « Les entretiens du Bouddha », éd. du Seuil / Points Sagesse, Paris, 2001, pp. 51-52.








Schafberg, en Autriche







Concernant Milarépa :









Concernant Épicure : 













Voir aussi ce texte récent de Matthieu Ricard: "Réflexions sur le bonheur et l'esprit"









Milarépa méditant en présence de Vajrayogini 






Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





6 commentaires:

  1. J'abhorre l'hédonisme au sens strict qui est par nature nuisible à autrui et à soi-même, j'adore l'épicurisme qui ne nuit tout simplement à personne.

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  2. L'hédonisme est simplement une doctrine, une philosophie, une idéologie ou un mode de vie dont le but principal est le plaisir. "Hédoné" en grec ancien signifie "plaisir". L'épicurisme est en ce sens une forme d'hédonisme, mais un hédonisme intelligent, raisonné et raisonnable.

    Quand on parle de manière courante d'hédonisme, on imagine des gens qui font la fête sur un yacht à Monaco. On imagine le luxe, l'excès et une grosse dose d'égoïsme consumériste. Cet hédonisme-là n'a effectivement pas beaucoup d'intérêt. Il est en effet plus nuisible qu'autre chose.

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  3. Je comprends ce que tu dis mais la recherche du plaisir à tout prix qu'on retrouve dans l'hédonisme au sens strict, qui n'est sans doute pas l'hédonisme que tu décris qui relève justement davantage de l'épicurisme (à moins que j'ai mal compris), peut conduire à sa propre perte et surtout à celle des autres. De manière générale, on retrouve communément dans l'idée des gens qui se disent hédonistes (ok, ils ne savent pas vraiment ce qu'est l'hédonisme au sens philosophique - sans doute moi non plus d'ailleurs - et confondent en plus souvent l'épicurisme avec l'hédonisme, se disant volontiers "épicuriens") la recherche effrénée du plaisir, sans parler pour autant de yachts ou de luxe, seulement d'excès en tous genres qu'ils pensent leur apporter le bonheur (à moins qu'ils souhaitent l'autodestruction ce qui est aussi le cas parfois, à la recherche d'une vie brève mais intense), ce qui à la rigueur serait leur affaire en propre si cela ne les conduisaient pas à nuire à autrui (au juste, le carnisme relève sans doute aussi de ça, le plaisir de la chair, pas la même que celle dont il est question dans l'expression, dont des autoproclamés hédonistes refusent de se passer). Quelle est l'image déjà utilisée dans le bouddhisme ? Je ne sais plus exactement, courir après le plaisir (plutôt que de le recevoir quand il se présente), c'est manger du miel sur une lame de rasoir, c'est ça ?

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  4. Du miel sur une lame de rasoir.
    Effectivement un des métaphores les plus marquantes du bouddhisme.
    D'abord, on goûte le goût doux et sucré du miel, puis on se coupe dangereusement la langue.
    Il y en a d'autres, comme celles où le Bouddha compare les plaisirs des sens à la propension que les lépreux ont à mettre leur membre en contact avec le feu pour apaiser les démangeaisons.

    Dans l'absolu, il vaut mieux être détaché des plaisirs des sens. Comme Milarépa et le Bouddha nous y adjoignent.
    Mais je pense aussi qu'il est malsain de s'en détourner par goût de l'ascétisme, de la discipline exacerbée ou de l'auto-flagellation. Il faut pouvoir apprécier les plaisirs simples de la vie quand ils viennent.

    Cela suppose un travail sur les plaisir. C'est pourquoi il est intéressant de se mettre dans les pas d’Épicure et d'envisager avec lui un hédonisme intelligent, raisonné et raisonnable, pour ne pas se trancher tout de suite la langue avec la lame de rasoir, ne prendre que le miel.

    Sinon, l'hédonisme peut vouloir dire beaucoup de choses. Quand on dit que quelqu'un est hédoniste, on n'a pas dit grand'chose sur lui, tant ce terme peut recouvrir de conceptions différentes, voire opposées de la recherche des plaisirs. Chez Épicure, le plaisir se trouve dans la modération et une réflexion juste. Rien à voir avec la consumérisme à outrance, le culte du corps beau et musclé, la soif des excès ou encore l'auto-destruction de celui qui veut vivre sa vie à cent à l'heure et la brûle par les deux bouts.

    Pour Épicure,le plaisir suprême est de pouvoir apprécier la vie telle qu'elle se présente. Simplement être, simplement exister dans ce monde. Il y a chez lui une véritable "ascèse des plaisirs" (selon l'expression du philosophe antiquisant Pierre Hadot). C'est cette dimension qui mérite d'être pensée en complément de l'ascèse bouddhiste, notamment pour ceux qui ne veulent pas ou ne sont pas prêts à renoncer complètement aux plaisirs des sens de ce monde.

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  5. Merci de ta réponse, comme tu le dis, il n'est sans aucun doute pas bon en effet de tomber dans l'autoflagellation et de s'interdire de prendre les plaisirs où ils se trouvent, comme ils arrivent. Cela me fait penser à quelque chose. Il y a une vingtaine d'années alors que je commençais mon cheminement sur le Dharma, je jouais de temps en temps au tennis et j'y trouvais plaisir mais avec le bouddhisme, je me disais que c'était finalement dérisoire le tennis et s'ensuivait du coup une perte de plaisir à jouer, je ne sais dû à quoi exactement, je ne crois pas que c'était de la culpabilité ou quelque chose de cet ordre mais plutôt l'idée que ça n'avait pas grand sens à avoir du plaisir à jouer au tennis. Avec un peu de recul, je suis pas sûr en effet que ce soit une bonne solution de se gâcher le plaisir d'une activité "mondaine" parce que ce serait futile, le cheminement me semble bien meilleur s'il est intégratif, intégrant progressivement la pratique à la vie mondaine. Pourtant, je me le redis de temps en temps que c'est futile de faire ceci ou cela (la course à pied par exemple) mais cela ne me gâche plus vraiment le plaisir que j'ai à le faire, par contre, je reste largement en panne de pratique en ce moment, prisonnier de pas mal d'habitudes qui ne m'y inclinent pas malgré une aspiration de fond, trop au fond sans doute, je mourrai que je n'aurai pas accompli ce qui me tient finalement le plus à coeur.

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    1. Le tennis ou la course à pied n'a rien de futile. Le sport permet de rester en bonne santé. Derrière la détestation du plaisir j'y vois plus de christianisme que de bouddhisme. Lisez Nietzsche. Il n'y a pas dans le bouddhisme de dépréciation du corps au profit de l'esprit.
      La pratique de la Voie exige d'être aussi attentif à soi qu'aux autres.
      Comment aider les autres si on n'est pas soi-même en bonne santé?
      Il est faux de croire qu'un hédoniste recherche le plaisir à tout prix. Cela relève de la caricature calomnieuse. Aucun hédoniste ne recherche le plaisir si cela doit se payer d'un déplaisir.

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