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dimanche 11 juin 2017

Liberté et sagesse










    Cet article fait directement suite à l'article précédent « Liberté morale », réflexion sur la liberté à partir de la citation de Jean-Jacques Rousseau : « L'impulsion du seul appétit est esclavage et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». J'en recommande la lecture d'avant d'aborder cet article-ci.





      Jean-Jacques Rousseau fonde la liberté de l'homme à partir de la capacité de sa raison à se forger et à se prescrire ses propres impératifs, ses propres lois. Comment se situer face à cette conception de la liberté dans la perspective bouddhiste ? Tout d'abord, la première de la phrase de Rousseau, « l'impulsion du seul appétit est esclavage », peut parfaitement s'entendre dans un cadre bouddhiste. En effet, on pense qu'on est libre quand on fait exactement ce qu'il nous plaît. Néanmoins, dans cet état, on reste gouverné par la force des désirs et des émotions perturbatrices. On est comme un voilier qui se croit libre de voguer à travers le vaste monde, et qui est en fait mené par les vents dominants vers une destination inconnue. Il suffit de citer les fumeurs de cigarette. Ils pensent que c'est un plaisir de griller des cigarettes à volonté tout la journée jusqu'au jour où ils essayent d'arrêter de fumer... Le chemin de croix du fumeur pour mettre un terme à leur manie montre bien qu'on n'est pas vraiment libre de suivre nos appétits et nos désirs.

      Par ailleurs, faire vraiment ce qu'on veut suppose le fait d'avoir les moyens financiers ou matériels pour se permettre ce qu'on a envie, le fait d'avoir le pouvoir de la faire et une absence de responsabilité qui nous lierait à tel ou tel être. Quand on vit en société, cette liberté est toujours très limitée par les sacrifices que l'on doit fournir pour se procurer les moyens d'accéder à nos désirs (principalement le travail salarié), les luttes pour faire valoir nos droits à jouir de telle ou telle chose ainsi que par les devoirs qui nous incombent envers des proches ou d'autres personnes. Il n'y a peut-être que la période des vacances où on a l'impression de goûter (un peu) à une liberté totale ; mais cette liberté totale reste tout de même restreinte par les embouteillages sur l'autoroute des vacances, la turista, les pickpockets sur la plage et d'autres inconvénients similaires !

          La philosophie bouddhique nous encourage à accepter ce qui est plutôt que de désirer constamment toutes sortes de choses. Se délivrer du désir est essentiel pour connaître la liberté. Le désir conduit à l'insatisfaction et à la frustration ; en outre, le désir crée toutes sortes d'attachements pour les choses de ce monde, ce qui nous enchaîne à ce monde conditionné. Les désirs eux-mêmes n'apparaissent pas spontanément, mais émergent dans la conscience en dépendance de causes et de conditions. Ne pas écouter aveuglément les appels du désir est le premier pas vers la sagesse !

        Donc on peut valider sans problème la première partie de la sentence de Rousseau : « l'impulsion du seul appétit est esclavage ». Mais la seconde part ? L'obéissance aux lois qu'on s'est prescrites conduit-elle à l'autonomie et à la liberté ? Cela suppose de penser la raison comme une entité distincte et indépendante du corps et des émotions perturbatrices comme le désir ou l'aversion. La raison est comme une fenêtre de liberté qui ouvre sur un monde complètement soumis à la causalité et aux conditionnements. Or l'analyse bouddhique nie que le « moi » soit une entité indépendante et séparée du reste du monde. La raison de ce « moi » pensant n'est pas plus une entité indépendante et séparée que le « moi » qui l'a produite !

      Quand, à la suite de Rousseau et de Kant, on définit l'autonomie comme le fait d'obéir à sa propre loi, on peut légitimement se demander si on se donne vraiment à soi-même ses propres lois. Je pense que la plupart des lecteurs de ces lignes (si pas la totalité d'entre eux) seront d'accord pour dire que tuer quelqu'un sans raison est quelque chose de très mal. Si je demandais à mes lecteurs la liste des lois et impératifs qu'ils jugent bon de se fixer, on retrouverait quasiment dans toutes les listes un commandement ressemblant à : « je ne tuerais point ». Toute personne dotée d'un bon sens et de raison en viendrait à cette conclusion. Mais arrive-t-on à cette conclusion exclusivement par soi-même ? Est-ce que ce jugement de la raison pratique provient de notre seul raisonnement ? Est-ce que notre éducation ne juge pas un rôle là-dedans ? Est-ce que le fait qu'on nous appris que c'était mal de tuer n'a pas initié un jugement qu'on trouve d'ailleurs soi-même tout à fait raisonnable ? Est-ce des commandements issus de l'hétéronomie (se voir imposé des lois et des impératifs par quelqu'un d'autre) comme le commandement de la Bible « tu ne tueras point » ou le précepte bouddhique « ne pas prendre la vie » n'a pas influencé de manière fondamentale ce jugement ? Est-ce qu'il n'y a pas de l'hétéronomie à la base de tout sentiment d'autonomie ? Et est-ce que cette hétéronomie ne continue pas à hanter les choix conscients de l'autonomie ? Quand on pense par soi-même à ce qui est bien ou mal, est-ce qu'on n'est pas pensé par notre héritage culturel, parental, sociétal ?

       On voit aussi que le langage en société tend à rendre très confuse les notions de pouvoir et de devoir. C'est particulièrement vrai dans les structures où la hiérarchie est particulièrement forte comme l'église ou l'armée. Il y a encore une vingtaine d'années, les policiers et les militaires avaient un « droit de réserve » : ils devaient se taire et ne pas divulguer d'informations compromettantes, ils ne pouvaient pas manifester. Aujourd'hui, ce « droit de réserve » s'appelle plus justement un devoir de réserve. Quand j'étais petit, mon père me demandait souvent d'accomplir les tâches ménagères en utilisant systématiquement la formule : « Veux-tu bien ranger ta chambre ? Veux-tu bien faire la vaisselle ? Veux-tu bien te taire ? ». Cette formulation avait le don de m'énerver : non, je ne voulais pas ranger ma chambre. Non, je ne voulais pas faire la vaisselle. Non, je ne voulais pas me taire, mais je devais me taire, ranger ma chambre ou obéir aux ordre ! Cela montre bien que le langage tend à confondre le registre de la volonté (donc de la liberté et de l'autonomie) et le registre du devoir imposé par ceux qui détiennent l'autorité (donc le registre de l'hétéronomie).

       Je ne veux pas défendre une thèse extrême qui serait que toute l'autonomie serait traversée de part en part par l'hétéronomie. Ce qui serait une exagération certainement grotesque. On voit bien qu'on est capable de prendre ses distances par rapport aux avis et convictions de nos parents. Il arrive qu'on change d'avis et qu'on se montre critique par rapport à l'éducation que nous ont laissé nos parents, nos écoles et le paysage spirituel et intellectuel dans lequel on a grandi. Mais ce travail de la raison autonome ne se passe pas sans qu'un certain nombre d'influences diverses et variées s'exercent sur cette raison, souvent à son insu. Du point de vue bouddhique, on ne devrait pas tenir cette raison comme une entité objective et neutre, affranchie du monde. Cette raison est un phénomène psychique qui s'inscrit dans la temporalité, susceptible d'évoluer et de changer à cause d'autres phénomènes externes à elle-même.

         La raison n'est donc pas un absolu. Et elle ne permet pas de connaître l'absolu non plus. Elle se compose de pensées qui cherchent à être logiques et cohérentes en elle, qui tentent d'apporter une explication satisfaisante du monde et des choses, mais qui ne peut qu'échouer à percevoir la vérité ultime qui se cache derrière les phénomènes. Le philosophe indien du VIIIème siècle Shāntideva explique dans son Bodhisattvacaryāvatāra (L'Entrée dans la Conduite des Bodhisattvas)1 :

« Le relatif, ce qui voile, et l'ultime
Son acceptées comme les deux vérités.
L'ultime n'est pas du domaine de l'intelligence.
Car ici l'intelligence est dite ce qui masque ».

         L'intelligence, l'intellect, cette part du mental qui pense et analyse le monde et les choses n'est pas opérante pour comprendre la vérité ultime. Tout au plus, elle peut être un doigt pointé vers cette vérité ultime, mais ce n'est pas elle qui prend conscience de cette vérité ultime. Enfermée dans l'activité du mental, la raison ne peut comprendre la véritable nature des phénomènes. Elle est même un masque de la compréhension de la vérité ultime, parce que, toute imbue de son rôle de compréhension du monde, elle ne perçoit pas qu'elle a cessé d'être opérante dans le domaine de l'ultime.

         Accéder à la connaissance ultime nécessite de pouvoir apaiser l'activité du mental et de développer l’œil de la vision pénétrante dans la méditation. À partir de là, on peut gagner tout doucement en sagesse, une sagesse qui prend racine plus profondément que l'activité du mental. Attention ! La philosophie bouddhique ne rejette pas la raison, l'intelligence, l'activité intellectuelle du mental. Sinon les penseurs bouddhistes n'auraient pas écrit autant d'ouvrages de philosophie bouddhique. Mais aucun de ces raisonnements ne peut raisonnablement croire qu'ils détiennent ou ont saisi la vérité ultime. Seule un travail sur l'esprit dans la concentration méditative peut faire espérer connaître cette vérité ultime en développant la vision pénétrante (vipashyanā) en nous.

       La raison elle-même n'est pas un fin en soi ; elle n'est qu'un outil du mental pour expliquer et comprendre le monde. Un outil qui peut être utilisé à bon escient pour mener une action juste et développer l'autonomie, mais qui peut aussi employée à mauvais escient pour justifier des actions mauvaises et des systèmes politiques qui enferment les hommes dans l'injustice et le fanatisme. Si on prend une attitude néfaste comme le racisme, on se rend compte qu'historiquement toutes sortes de penseurs et de scientifiques ont justifié le racisme et la ségrégation entre les races avec des arguments rationnels et scientifiques. Ces arguments se sont tous révélés faux au fil du temps, mais toujours est-il que c'est bien la raison de certains hommes dans des sociétés données, une raison manipulée par les instincts de haine et de domination, qui a élaboré ces doctrines qui se voulaient rationnelles.

       C'est pourquoi la véritable liberté ne peut se trouver que par la sagesse qui se libère des liens, des attachements et des illusions. Cela demande un travail de transformation de soi-même. Cela demande aussi plus subtilement une forme de non-agir : laisser ces conditionnements se dissoudre d'eux-mêmes dans la compréhension intime de la réalité interdépendante. Et il faut avoir la vision pénétrante de la vérité ultime pour trouver la libération de ce ensemble complexe et entremêlé qu'est l'existence.




*****


      Cela est la libération ultime. Mais à côté de cela, dans la sphère relative, on doit bien constater la présence de différentes libertés relatives qui portent chacune sur un objet différent. Pour les bouddhistes, il y a les dix libertés ou dix conditions favorables qui contribuent à ce qu'on soit suffisamment libre pour pratiquer le Dharma et espérer connaître un jour la libération ultime. Ces dix libertés se répartissent en 5 libertés provenant de soi-même et 5 libertés que nous octroient les autres.

      Les 5 libertés provenant de soi-même sont :
  • 1°) être né en tant qu'être humain,
  • 2°) être né dans un lieu où le Dharma est enseigné,
  • 3°) jouir de toutes les facultés physiques et mentales,
  • 4°) être libre des karmas d'empêchement (qui détournent trop violemment l'individu de tout cheminement spirituel)
  • 5°) avoir confiance dans le message du Dharma.

      Les 5 libertés que nous octroient les autres sont :
  • 6°) l'apparition d'un Bouddha en ce monde,
  • 7°) le fait que ce Bouddha ait enseigné le Dharma,
  • 8°) la persistance de son enseignement (on en doit pas l'avoir oublié)
  • 9°) la pratique réelle du Dharma,
  • 10°) la présence d'êtres compatissants disposés autrui.

      Les économistes parleront de liberté d'entreprendre, de libre marché, de libre concurrences : la liberté pour un investisseur d'apporter des fonds à une entreprise, la liberté d'acheter et de revendre des actions, des obligations, des biens ou des capitaux, la non-intervention de l’État dans les rivalités entre acteurs du marché... Ces libertés sont importantes pour faire tourner une économie capitaliste, mais ces libertés nous asservissent souvent au monde de l'argent...

        On entend aussi parler de libertés individuelles : laisser l'individu libre de ses actes, de choisir lui-même ses plaisirs et ses penchants, ses envies et ses rêves... Cela comprend aussi la liberté de voyager et de migrer à la surface du globe terrestre. Quand on est un touriste, cela ne pose guère de soucis : des agences vous préparent un voyage tout organisé. Quand vous êtes un damné de la terre par contre, c'est une autre histoire : les grillages et les murs s'érigent entre vous et votre désir d'exil....

        On peut évoquer aussi les libertés politiques : pouvoir dire ce qu'on pense, pouvoir participer à la politique, pouvoir s'engager tout comme pouvoir se dégager des partis-pris et des luttes de pouvoir... Évidemment, les pessimistes répéteront ce slogan de mai '68 : « La dictature, c'est "ferme ta gueule", la démocratie, c'est « cause toujours" ». Le citoyen peut-il vraiment faire entendre sa voix ? Ou est-il contraint de subir le jeu incessant d'un pouvoir dont les enjeux le dépassent ?

     Enfin, il y a cette liberté morale dont parlent Rousseau et Kant, la possibilité de se libérer l'individu par la raison des conditionnements culturels et sociaux qui l'enferment dans un lieu donné pour l'ouvrir à l'universel. Je ne rejette pas entièrement ce projet qui a sa grandeur, même si j'en ai énoncé les difficultés et les limitations







1 Shāntideva, Bodhisattvacaryāvatāra, IX, 2. « Vivre en Héros pour l’Éveil », traduction de Georges Driessens, Points / Sagesses, Paris, 1993.



















Pest, Opsis & Bane









Voir aussi : 





La liberté est à l'extérieur ou à l'intérieur de soi ? La liberté est-elle relative ou absolue ?






Les différents sens possibles du mot "libéral" et le rapport particulier que chaque sens entretient avec la liberté. 












Nos comportements sont-ils déterminés par notre cerveau ? Ou avons-nous un espace de liberté au sein de notre conscience ?






Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

















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