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dimanche 16 avril 2017

Enivrez-vous





Enivrez-vous



     Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

       Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!

      Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.




Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, XXXIII.














    Voici un poème de Charles Baudelaire qui résonne étrangement aux oreilles d'un passionné de philosophie bouddhiste. Pour Baudelaire, il faudrait tout faire pour oublier l'horreur du temps qui passe et qui ravage tout sur son passage. Il faudrait tout faire « pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre ». S'enivrer serait alors la solution : tout le frémissement du monde serait alors une invitation à cette griserie. Pour celui qui est prêt à écouter, le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge nous disent qu'il est l'heure de s'enivrer pour oublier les heures qui passent et défilent. Et cette ivresse peut être celle que procure le vin, mais aussi cela peut être l'ivresse poétique ou l'ivresse de la vertu. S'enchanter du monde tant qu'il est est encore temps ou faire le bien autour de soi afin de grappiller quelques poussières d'éternité auprès de la providence ou auprès du bon Dieu.


       La démarche d'un bouddhiste est évidemment tout autre puisqu'il s'agit de regarder en face l'impermanence et avoir une pleine conscience de ce passage inexorable du temps dans le corps et dans l'esprit, dans les êtres et dans les choses, dans ce qu'on aime et ce qu'on aime pas. En même temps paradoxalement, on peut se demander si la méditation n'est pas justement une ivresse lucide : s'affranchir de ce monde temporel en rendant l'esprit transparent à cette œuvre incessante de l'impermanence. Ces quelques mots de Charles Baudelaire me rappelle ces mots de Dōgen dans le Genjōkōan :

« Étudier la Voie du Bouddha, c'est s'étudier soi-même ;
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même ;
S'oublier soi-même, c'est être reconnu et éveillé par tous les phénomènes ;
Être reconnu et éveillé par tous les phénomènes,
C'est abandonner son corps et son esprit
Comme le corps et l'esprit de l'autre,
C'est voir disparaître toute trace d’Éveil
Et faire naître l'incessant Éveil sans trace ».

Ivresse du Zen.

C'est l'heure de s'enivrer, c'est l'heure d'entrer en méditation.















Voir aussi de Charles Baudelaire :








Voir à propos du Genjōkōan de Dōgen : 

(et plus particulièrement la 4ème partie a & b pour le passage ci-dessus)





Voir aussi : 












Kenro Izu





Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





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