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mercredi 14 décembre 2016

Manichéisme





   « Manichéisme », voilà un mot que je dois systématiquement expliquer à mes élèves de rhétorique (l'équivalent en Belgique de la terminale en France). C'est gênant parce que le manichéisme est une attitude fondamentale de l'esprit et la source de trop problèmes sur cette Terre. Le manichéisme est donc cette façon de diviser le monde en deux parties clairement distinguables : les bons et les méchants. Le mot « manichéisme » désigne originellement une religion née en Perse (actuelle Iran) au IIIème siècle, dont Mani a été le prophète. Cette religion du manichéisme divisait le monde en deux : le monde de la lumière et le monde des ténèbres. Le monde de la lumière est, on s'en doute, « l'axe du Bien », l'esprit, l'éternité, etc... Le monde des ténèbres est ce bas-monde matériel où le Mal l'emporte sur les bons. L'homme est un mixte entre ces deux mondes avec son âme qui relève du monde de la lumière et son corps matériel entièrement mauvais. Pour Mani, il faut se détacher intégralement de ce monde matériel pour échapper au mal et à la mort, que la lumière soit intégralement libérée des ténèbres. La particularité du manichéisme est que bien et mal ont le même statut ontologique. Ces deux entités ne peuvent que s'affronter impitoyablement.

       Aujourd'hui, le mot « manichéisme » a perdu sa référence à cette religion perse et à son prophète, pour ne désigner plus qu'une attitude d'esprit, qui est malheureusement présente dans la tête des gens. Le président George Bush, après les attentats du 11 septembre 2001, avait cédé au manichéisme en divisant le monde en deux : l'axe du Bien contre l'axe du Mal. L'axe du Bien était évidemment les États-Unis d'Amérique, superpuissance meurtrie accompagnée de ses alliés dans sa nouvelle croisade, la « Guerre contre la Terreur » (War on Terror). Il s'agissait de combattre impitoyablement tous ceux qui incarnaient à tort ou à raison la « Terreur » : Oussama Ben Laden et sa nébuleuse terroriste Al-Qaïda, tous les pays qui soutenaient de manière réelle ou de manière imaginaire Al-Qaïda : l'Afghanistan des Talibans, l'Irak de Saddam Hussein, mais pas l'Arabie Saoudite qui, pourtant, finançait généreusement Ben Laden, mais qui restait un allié indéfectible des USA pour cause de réserves abondantes de pétrole dans le sous-sol saoudien.

       On a beaucoup reproché à George W. Bush l'emploi du mot « croisade » dans sa rhétorique guerrière parce que, dans la coalition de « l'axe du Bien », les gentils, il y avait des pays musulmans comme la Maroc ou la Turquie, alliés traditionnels de Washington. Or le mot « croisade » évoque des mauvais souvenirs aux musulmans. Au Moyen-Âge, les croisades étaient ce moment où le manichéisme a fait rage (l'attitude d'esprit, pas la religion), et où l'Europe et le Moyen-Orient était divisé en deux camps ennemis : l'Occident chrétien et l'Orient musulman. Notez bien qu'ici « Occident » et « Orient » n'étaient pas des concepts géographiques rigoureux puisque que le Maroc et l'Andalousie étaient des régions musulmanes, et situées à l'ouest de l'Europe chrétienne, et que la Russie était une terre chrétienne située à l'est de Bagdad ou Istanbul.... Remarquez aussi que cette division du monde pouvait faire place à d'autres divisions dans la division... L'Europe chrétienne s'est déchirée à partir du XVIème siècle entre catholiques et protestants dans des guerres de religions absolument atroces et sanguinaires. L'islam s'est déchirée entre factions sunnites et factions chiites, et cet antagonisme est toujours très vivaces jusque dans les rues d'Alep, de Riyad ou de Bagdad...




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       Je parle aujourd'hui de ce mot « manichéisme », parce que je lis, j'écoute et je regarde les informations sur la bataille d'Alep en Syrie et le massacre de civils qui a lieu au moment même où j'écris ces lignes. Cela fait cinq ans que la guerre civile fait rage en Syrie ; et cela fait cinq ans que j'assiste à des commentaires sur les réseaux sociaux relevant du manichéisme le plus pur sur ce conflit. Soit on présente l'Armée Syrienne Libre comme des héros de la liberté et Bachar comme un boucher. Soit on présente Bachar El-Assad comme le dernier rempart contre le terrorisme et les rebelles comme des jihadistes sanguinaires. Aucune place pour une place pour une analyse plus subtile des faits.

       Cela me rend infiniment triste, parce que ce manichéisme stupide est le véritable moteur de la guerre. Dans le manichéisme, on encourage un des camps en présence à massacrer l'autre. La victoire ou la mort. Aujourd'hui, l'aviation russe a pilonné Alep sans relâche : la ville n'est plus qu'un tas de cendre et de gravas, et personne n'envisage un traité de paix. Ce dont les Syriens auraient besoin, qu'ils soient sunnites, chiites, druzes, alaouites, kurdes ou chrétiens...

       Un traité de paix, mais on en est loin. Les Occidents ont abandonné la Syrie à la Russie et à la Turquie. Autre manichéisme : la Turquie contre les forces kurdes. Et là encore, la place n'est plus à la demi-mesure. Le régime turc d'Erdoğan bombarde les forces kurdes sur le sol turc et en Syrie. Ce ne sont que des terroristes. Tous des terroristes, même les modérés, même ceux qui voulaient vivre en paix ; même ceux qui ne demandaient qu'un peu de justice et de liberté. Tous ceux-là sont réprimés ou bombardés au nom d'un manichéisme étroit. De l'autre côté, les Kurdes répliquent par des attentats comme à Istanbul, il y a quelques jours.

    Alors que faire ? Que dire ? À vrai dire, je n'ai pas de solution toute faite à apporter à ce monde. Et devant le massacre, je me sens confronté à une abyssale impuissance à changer ce monde en mieux. Je ne vois pas d'espoir. Que l'on regarde vers Alep, vers Damas, vers Moscou, vers Téhéran, vers Istanbul, vers Beyrouth, vers Bruxelles et les bureaux de l'Union Européenne, je ne vois aucun espoir. Et si on se tourne vers Washington DC, l'élection récente d'un clown sordide à la tête de l'administration américaine n'est pas pour donner un quelconque espoir. Je en vois que la peur, la mort et la destruction pour les populations d'Alep. Exactions et représailles sans fin dans un monde où les cœurs s'endurcissent.


    La seule chose que je puisse dire, c'est demander d'abandonner les simplismes du manichéisme. Les choses sont souvent plus complexes qu'il n'y paraît. Depuis la plus tendre enfance, nous sommes bercés avec des histoires où le bien et le mal sont clairement identifiables : le petit chaperon, la grand-mère et le valeureux chasseur d'un côté et de l'autre, l'Axe du Mal en la personne du Grand Méchant Loup, Batman contre le Joker, la communauté de l'Anneau contre les orques du Mordor gouvernés par Sauron, Luke Skywalker contre Dark Vador et l'Empire, James Bond et sa Gracieuse Majesté contre le Spectre... Mais je pense qu'il faut faire l'effort de prendre la pleine mesure de la complexité du monde. Les gens ne sont pas tout bons d'un côté et tout mauvais de l'autre. Il faut dépasser le manichéisme pour adoucir le monde.












Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
















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