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mercredi 23 novembre 2016

La question de l'avortement



     L'interruption volontaire de grossesses est-elle une faute morale, voire un crime ? C'est là un débat qui a été extrêmement passionnel dans notre société. Aujourd'hui, l'avortement est légal dans la plupart des pays européens malgré un intense lobbying de l’Église catholique pour restreindre ce croit des femmes à disposer de leur corps. En Espagne et en Pologne, le vent a tourné plutôt en faveur des détracteurs de l'avortement ; ce qui suscite une énorme mobilisation des partisans de la liberté de choix. Aux États-Unis, les « pro-life » s'affrontent aux « pro-choice » ; et l'élection de Donald Trump a renforcé la position des « pro-life ».

    Un ami m'a récemment demandé ce que pensent les bouddhistes de cette question de l'avortement. La question est : comment se positionner face à l'avortement selon une éthique bouddhiste ? Le premier principe éthique dans le bouddhisme est de ne pas détruire la vie des êtres doués de conscience. Or les fœtus sont dotés d'une conscience. Au moment même de la conception, il y a la rencontre des trois éléments indispensables : la « semence » mâle, la « semence » femelle et la conscience. Donc oui, a priori, l'avortement est une action néfaste puisque le fœtus est doué de conscience. Il convient de l'éviter au maximum. Par contre, contrairement aux religions du Livre, la contraception n'est pas interdite. Voire elle est même prônée afin d'éviter les problèmes de transmission des MST ainsi que les grossesses indésirées. Je souviens d'avoir vu des grands panneaux vantant l'usage du préservatif dans les rues de Dharamsala (la ville où habite le dalaï-lama en Inde) fin des années '90.

 Néanmoins, le bouddhisme est une éthique conséquentialiste en ce qu'elle envisage les conséquences de l'action plutôt que l'action elle-même pour juger du bien ou du mal. Par exemple, tuer un être conscient est mal. Mais si on est sur un bateau et qu'un forcené ou un terroriste menace de tuer tout le monde sur le bateau, il n'est pas immoral de tuer cet homme afin de préserver la vie d'un plus grand nombre de personnes. Appliquée à l'avortement, cette approche conséquentialiste pousse un certain nombre de maîtres bouddhistes à avoir une approche pragmatique de l'avortement, et à ne pas trop condamner les avortements dans la mesure où le fait de faire naître l'enfant risque d'apporter un trop grand nombre de malheurs pour l'enfant à naître et autour de lui.

    Je pense expressément au lama tibétain Dilgo Khyentsé (qui a été le maître de Matthieu Ricard notamment). À la question : « Qu'arrive-t-il à la conscience d'un bébé lors d'un avortement ou lorsqu'il meurt en bas âge ? Que peuvent faire ses parents pour l'aider ? », Dilgo Khyentsé répond :
« La conscience de ceux qui meurent avant la naissance, lors de la naissance ou en bas âge traversera à nouveau les états du bardo et prendra une nouvelle existence. On peut accomplir pour eux les mêmes pratiques purificatoires que pour les morts : la pratique de purification et la récitation du mantra de Vajrasattva, l'offrande de lampes, la purification des cendres, etc... ».

      Sogyal Rimpotché ajoute : « Dans le cas d'un avortement, si les parents éprouvent des remords, le fait de reconnaître leur acte, de demander le pardon et d'accomplir avec ferveur la pratique de purification de Vajrasattva sera d'un grand secours. Ils peuvent également offrir des lampes votives, sauver des vies, aider leur prochain ou parrainer un projet humanitaire ou spirituel, et dédier cela au bien-être et à l'éveil futur de la conscience du bébé1 ».

     Il y a là la reconnaissance que l'avortement reste un acte négatif, mais il ne faut pas le dramatiser à outrance. Un fœtus est un être doué de conscience, mais ce n'est pas un être humain pleinement formé qui pourrait avoir une vie indépendante. C'est assimilable au fait de consommer de la viande. Il s'agit d'une faute morale indéniablement, mais je ne pense pas qu'on puisse mettre sur le même plan que le meurtre d'un être humain, comme le font les mouvances chrétiennes qui militent contre l'avortement et qui assimilent le nombre d'avortements pratiqués chaque année en Europe au génocide qui a été perpétré à Auschwitz ou dans les autres camps de concentration nazi. La conscience d'un fœtus ne peut pas être sérieusement comparée à la conscience d'un être humain.

     On pourrait me rétorquer qu'il y a dans le fœtus une potentialité d'un être humain. Je me rappelle des affiches satyriques des mouvances anarchistes et libertaires qui comparait la masturbation à un acte génocidaire ! Mais même l'acte de copulation dans le plus strict respect des règles du mariage est aussi un génocide, puisqu'un seul spermatozoïde sortira vainqueur dans la course à mort entre les millions de spermatozoïdes pour atteindre l'ovule (deux ou trois éventuellement dans le cas des jumeaux et des triplés).

      Selon moi, il faut prendre en compte le développement même de la conscience au sein du fœtus ; et plus, la grossesse va à son terme, plus on a une conscience développée, plus la faute morale est lourde d'accomplir un avortement. Les lois qui limitent l'interruption volontaire de grossesse à une certaine durée me semble en ce sens tout-à-fait raisonnable.

      Je m'oppose donc à la position chrétienne qui condamne intégralement l'avortement et cherche à l'interdire. Cette position ne me paraît pas légitime : outre qu'elle exagère la gravité de l'acte, qu'elle fasse peser une contrainte de péché et de culpabilité sur le corps des femmes, elle a des conséquences désastreuses. Du temps où l'avortement était illégal, les femmes qui ne pouvaient pas ou en voulaient pas avoir d'effet avortaient dans des conditions terribles avec ce qu'on appelait des « faiseuses d'anges » qui opéraient souvent avec des aiguilles à tricoter dans des conditions d'hygiène absolument déplorables. Aujourd'hui, dans un centre de planning familial, les femmes et parmi elles, les jeunes femmes, peuvent disposer de toutes sortes de conseils et elles pratiquent l'IVG dans des conditions sanitaires optimales.

     Pour autant, je ne me rallierai pas au camp qui fait de l'avortement un simple choix personnel, comme on décide de la marque de ses nouvelles baskets. La liberté des femmes à disposer de leur corps ne peut pas être un argument pour nier la conscience en gestation qui est en train de croître dans ce corps de femme. Par ailleurs, j'ai eu plusieurs témoignages de personnes proches qui ont vécu un avortement comme un traumatisme. On n'enlève pas un enfant à l'intérieur de soi comme on extrait une dent cariée.

     Donc, si j'étais employé dans un centre de planning familial, je pense que j'essayerai de dissuader dans la mesure du possible les femmes qui souhaiteraient accomplir un avortement, mais mon souci serait également d'agir par compassion et en faisant preuve de compréhension. Je ne me permettrai pas de culpabiliser ces femmes comme le font les fondamentalistes chrétiens. Dans l'acte d'avortement, il peut y avoir toutes sortes de motivation, parfois une peur de l'avenir, le sentiment de se sentir incapable d'assumer la naissance d'un enfant dont il faudra s'occuper et être responsable. Qui suis-je pour me permettre de juger ? Il y aura donc des cas où je penserai probablement que l'avortement est la meilleure solution ; et il y aura d'autres cas, cela m'apparaîtra comme un acte regrettable, mais j'accepterai l'idée que je ne peux pas me poser en juge de tout le monde.

     En fait, s'il y a un point nodal où il faut agir, c'est l'information sur les moyens de contraception. Plutôt que de devoir être confronté au dilemme douloureux de l'avortement, il vaut mieux ne pas enfanter du tout. Et la contraception est un bon moyen pour éviter les grossesses indésirées. Ce genre de position risque de ne pas faire plaisir aux chrétiens qui condamnent la contraception au même titre que l'avortement, comme une manière de s'opposer à la volonté de Dieu. Si c'était la volonté de Dieu que l'on ne se prémunisse pas des grossesses indésirées, pourquoi a-t-Il consenti à ce que l'humanité invente le préservatif et la pilule ?

       Je pense aussi que, pour les personnes qui ne désirent pas avoir d'enfant, il est bon de privilégier toutes les formes de sexualité qui ne présentent aucun risque d'engendrer un marmot. Pour être très concret : masturbation réciproque, fellation, caresses, massages... Bon, ce genre de position risque de ne pas plaire non plus à l’Église catholique et aux chrétiens de manière générale. Pour eux, la sexualité toute entière devrait se limiter au seul souci de la reproduction de l'espèce et bannir tout souci du plaisir mutuel, surtout en ce qui concerne les femmes. Les chrétiens feront valoir aussi que la chasteté est un très bon moyen de contraception, le meilleur de tous sans doute. C'est effectivement vrai, mais la spiritualité gagnerait beaucoup à dégager la chasteté de la peur des conséquences et la peur des maladies vénériennes. Sinon la chasteté s'apparente plus à une forme de castration qu'autre chose. L'anarchiste Léo Campion disait d'ailleurs : « De toutes les perversions sexuelles, la chasteté est la plus étrange ». Je pense que cette formule est vraie si la chasteté devient une forme de complaisance dans la crainte du péché et du corps des autres.

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       Voilà donc ce qu'il me semble raisonnable de penser de l'avortement. Essayer de défendre la vie dans la mesure du possible, sans acharnement. Dans tous les cas, faire preuve de compassion et venir en aide aux femmes qui sont confrontées à cette situation, même si elles font des choix qu'on approuve pas nécessairement. Repenser la sexualité qui est à l'origine des grossesses désirées ou indésirées, éclairer cette partie de notre vie avec la pleine conscience et ne pas oublier les moyens de contraception. Voilà ce que je dirais de cette question de l'avortement.












1 Sogyal Rimpotché, Le livre tibétain de la vie et de la mort, éd. de la Table Ronde, pp. 492-493.







Léonard de Vinci  (vers 1510-1512)
Foetus et paroi interne de l'utérus








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