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dimanche 12 juin 2016

Ni Dieu, ni maître




    Voilà un slogan anarchiste bien connu : « Ni Dieu, ni maître ». À l'origine, c'était le titre d'un journal fondé et dirigé par Auguste Blanqui en 1880. C'est l'emblème du refus de l'autorité et de l'insoumission. C'est aussi le titre d'une chanson de Léo Ferré qu'il a enregistré sous deux versions, la première de 1965, la seconde, plus grave et solennelle, de 1973. La chanson raconte les derniers moments d'un condamné à mort, condamné, on le suppose, on le devine, pour des faits d'anarchisme. La chanson de Ferré se termine par cette profession de foi :

« Cette parole d’Évangile
Qui fait plier les imbéciles
Et qui met dans l'horreur civile
De la noblesse et puis du style
Ce cri qui n'a pas la rosette
Cette parole de prophète
Je la revendique et vous souhaite
Ni Dieu ni maître »


     Ce qui est intéressant dans ce dernier couplet, c'est que ce slogan pourtant très anti-clérical qu'est « Ni Dieu, ni maître » est décrit par Léo Ferré comme une « parole d’Évangile  ». C'est intéressant, parce que le Dieu qui figure dans ce slogan n'est peut-être pas Dieu en lui-même, mais l'idée de Dieu qui justifie un système hiérarchique avec des maîtres et des esclaves, les maîtres justifiant leur pouvoir et leur autorité en invoquant le sacré pour expliquer leur statut de maître et de dominant dans le système social. En fait, la formule « Ni dieu, ni maître » indique, il me semble, que le maître a toujours besoin d'une Idée transcendante pour justifier sa maîtrise, sa domination. Cette idée peut évidemment être Dieu, et au XIXème siècle, l’Église avait encore un pouvoir énorme sur les consciences, même si le siècle des Lumières avait sérieusement commencé à ébranler l'édifice religieux. Et le problème de ce pouvoir spirituel, c'est précisément qu'il est très peu spirituel justement : ce pouvoir spirituel se met très souvent au service du pouvoir politique et de la classe dominante. Rejeter Dieu, c'est ici rejeter de manière véhémente les idées et les concepts qui vont justifier la domination, ces idées qui fabriquent des maîtres et des esclaves. En fait, cela n'a pas de sens de contester le maître si on ne conteste pas le système d'idée qui permet et justifie une domination injuste ainsi que l'existence même de ce 0aître. Au XIXème siècle, cette idée transcendante qui justifiait la structure de la domination était essentiellement Dieu, mais Dieu n'est pas la seule icône qui justifie la prise de pouvoir : la Nation, la Patrie, le Parti, le Marché sont des idées qui peuvent tout autant à servir l'exploitation de l'Homme par l'Homme.


     C'est pourquoi je pense qu'il ne suffit pas de se proclamer anarchiste pour l'être réellement. On se peut promener dans des manifestations avec sa petite banderole noire, voire se mettre à tout casser devant les brigades anti-émeutes aux aguets, impatientes de délivrer des coups de matraques et d'activer les auto-pompes, mais cela ne veut pas dire qu'on en a fini avec les jeux de pouvoir et de domination. On peut clamer des slogans anarchistes dans la rue et se comporter en petit tyran à domicile. Nos relations sociales sont tellement teintées de ces rapports de pouvoir et de domination que cela demande un travail important sur soi-même pour se détacher de ces processus de contrôle d'autrui.





   Pour moi, c'est une ascèse, voire un sacerdoce d'abandonner ces processus hiérarchiques ainsi que cette volonté insatiable de dominer autrui. Car si je n'arrête pas de vouloir de dominer les autres, pourquoi les autres voudraient cesser de me dominer ou de dominer d'autres pauvres types ? Cela passe par une transformation personnelle : déraciner de soi-même cette volonté de puissance pour vouloir être fondamentalement libre et laisser les autres à leur liberté. Et en fait, déraciner de soi-même cette volonté de puissance conduit forcément à déraciner le soi, le moi, l'ego, car le moi, l'ego cherche en permanence à s'approprier le monde et les autres et les asservir à son bon vouloir ainsi qu'à réinventer des idoles qui justifieront ce pouvoir sur les autres.

      C'est que Blaise Pascal exprimait au XVIIème siècle dans son célèbre passage où il dit que : « Le moi est haïssable. Ainsi ceux qui ne l’ôtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, direz vous ; car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n’a pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais, parce qu’il est injuste, et qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités ; il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il le veut asservir ; car chaque moi est l’ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice : vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes ».

      Pascal pensait qu'il ne servait à rien de vouloir s'améliorer moralement si on se détachait pas radicalement du « moi ». Pourquoi ? Parce que le « moi » a deux caractéristiques profondément gênantes : 1°) l'ego tend à se considérer lui-même comme le centre du monde et à être obsédé par ses propres intérêts et, du coup, à se montrer indifférents aux intérêts des autres. 2°) le « moi » cherche à asservir les autres « moi » ; et comme les autres « moi » cherchent aussi à asservir notre propre « moi », cela ne peut conduire qu'à un conflit permanent et larvé, les uns contre les autres, qui finit par former un système social fondé sur l'injustice et l'exploitation de homme par l'homme. Et Pascal ajoute que si on essaye d'être « gentil », cela ne vous rend pas plus juste, car tout ce que vous arrivez à faire, c'est de n'être plus un problème pour les injustes qui essayent d'asservir leurs prochains. En étant « gentil », vous cessez d'être une menace pour ces injustes, mais vous ne remettez pas en question l'injustice dont ils se rendent coupables, et vous vous rendez complice du système en laissant faire et en n'agissant pas.

       Le point sur lequel je me distancierai de Blaise Pascal est que le moi n'a pas à être haïssable, puisqu'il est avant tout une illusion. Il n'y a pas à le haïr ; mais il faut par contre démasquer l'illusion qui consiste à voir un nous une entité séparée des autres et du reste du monde qu'on appellerait le « moi » et qui, motivée par des réactions de peur et d'ignorance, en viendrait à instrumentaliser les autres pour assurer et renforcer de manière illusoire sa sécurité et son bien-être.

       Pour moi, l'anarchie a été un point de départ quand j'étais adolescent. Mais très vite, il m'a semblé que ce projet, s'il pouvait être beau, n'en était pas moins trop utopique. Les gens ne me semblaient pas prêts à abandonner leurs relations de pouvoir et de domination, qui, pourtant, les rendent malheureux et les écartent les uns des autres. Peut-être dans dix milles ans, les gens seront prêts à vivre les uns avec les autres, solidaires, fraternels et égalitaires, sans chercher à asservir leur voisin ou leur collègue de bureau, mais aujourd'hui, c'est encore trop un idéal irréalisable, une utopie lointaine. En attendant, il faut bien maintenir un minimum d'autorité pour que la situation ne vire pas au chaos et à une guerre civile qui amènerait in fine un système totalitaire de domination encore plus implacable, encore plus injuste.

      Je me souviens d'avoir lu une interview de l'intellectuel et activiste Noam Chomsky où celui-ci expliquait que l'anarchisme n'était pas le refus de toute autorité, mais bien le fait de remettre en cause la légitimité de toute autorité et de tout pouvoir. Chomsky prenait comme exemple l'autorité d'un mère sur son petit enfant. Si on laisse l'enfant faire tout ce qu'il veut, il risque de prendre des allumettes, de jouer avec et de mettre le feu aux rideaux et à toute la maison. Que la mère ait une autorité sur son enfant est justifié de manière rationnelle et donc tout à fait acceptable, mais par contre il convient de voir si l'autorité que les gouvernants, les chefs religieux ou les maîtres de la finance est une autorité justifiée de manière rationnelle pour qu'on puisse les accepter. Je trouve que c'est une définition assez raisonnable de l'anarchisme.

      L'anarchisme a donc été pour moi un point de départ, mais il m'a semblé nécessaire de me diriger vers la spiritualité, le Dharma du Bouddha en l'occurrence, précisément du fait de l'importance de se transformer soi-même pour abandonner les réflexes conditionnés depuis longtemps qui nous poussent à vouloir constamment asservir les autres à notre profit. Pour cela, il faut aussi répandre l'amour bienveillant tout autour de soi à chaque moment de notre vie pour libérer soi-même et le monde. Cela me paraît essentiel. Amour anarchie. L'amour bienveillant est ce qui transforme le moi « haïssable » dont parle Pascal, toujours enclin prompt à asservir son voisin, en un être prêt à collaborer et à partager avec son prochain.


      Aujourd'hui, je ne me définirais pas comme anarchiste, mais malgré tout, il reste certaines choses comme le scepticisme par rapport aux dirigeants et une certaine défiance à l'égard des « maîtres » spirituels qu'ils soient lama, rimpotché, roshi, guru ou autres appellations hiérarchiques au sein du bouddhisme. Ce n'est pas que je les rejette en bloc, eux et leur autorité, surtout s'ils ont des choses intéressantes à dire ou l'exemple de leur vie comme manifestation de leur pratique du Dharma, mais je me méfie de cette volonté d'asservir qui prend souvent le dessus sur la pratique sincère de ce Dharma. Je trouve enfin bizarre cette quête de liberté qui passe par la soumission totale à un maître. N'y a-t-il pas là un étrange paradoxe ? 










Ni Dieu, ni maître de Léo Ferré, la version de 1973 :









Et la version de 1963: 






   





    

    Autre chanson emblématique, "Here's to you" de Joan Baez à propos de deux anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux anarchistes condamnés à mort dans les années '20. Les paroles de la chanson de Joan Baez reprennent les paroles de Sacco et Vanzetti à leur procès : 
"If it had not been for these things, I might have lived out my life talking at street corners to scorning men. I might have died, unmarked, unknown, a failure. Now we are not a failure. This is our career and our triumph. Never in our full life could we hope to do such work for tolerance, for justice, for man's understanding of man as now we do by accident. Our words — our lives — our pains — nothing! The taking of our lives — lives of a good shoemaker and a poor fish-peddler — all! That last moment belongs to us — that agony is our triumph. 
(Si cette chose n'était pas arrivée, j'aurais passé toute ma vie à parler au coin des rues à des hommes méprisants. J'aurais pu mourir inconnu, ignoré : un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n'aurions pu espérer faire pour la tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes, ce que nous faisons aujourd’hui par hasard. Nos paroles, nos vies, nos souffrances ne sont rien. Mais qu’on nous prenne nos vies, vies d'un bon cordonnier et d'un pauvre vendeur de poissons, c'est cela qui est tout ! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe)".










Voir aussi :

- Solidarité et charité

- Résignation et acceptation

- Il faut beaucoup aimer les hommes


  

Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique  du "Reflet de la Lune" ici.




Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.







Nuestra Gente,
oeuvre murale réalisée à Phoenix (USA),
par El Mac, Mando Rascón et Pablo Luna.







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