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dimanche 24 avril 2016

Voir les champs et la rivière

Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, tel une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée et tout l’univers à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et qui n’est jamais ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.
 
Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux, traduction d'Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 111.







     Fernando Pessoa, sous son hétéronyme un peu mystérieux d'Alberto Caeireo appelle à voir les champs et les rivières. Mais pour voir ces champs et ces campagnes, cette nature ici présente, il ne suffit d'avoir des yeux qui fonctionnent convenablement et remplissent la fonction habituelle des yeux : en fait, il faut avoir quelque chose en moins, il faut ne pas avoir de philosophie. On pourrait dès lors dire que plein de gens voient les champs et ces rivières, il suffit d'être simple, de n'avoir aucune instruction et n'avoir aucune prétention à philosopher. Mais voilà les gens philosophent continûment sans même s'en rendre compte. Qu'est-ce qu'Alberto Caeireo alias Pessoa reproche à la philosophie ? « Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées ». On entend là résonner la voix de Platon dont Alfred North Whitehead disait que toute la philosophie occidentale se résumait à des notes de bas de page dans l’œuvre de Platon. Pour Platon, ce qui est essentiel, ce n'est pas l'arbre matériel en face de nous, mais l'Idée de l'arbre qui se trouve dans le ciel transcendant des Idées. Quand on se pose la question : « Qu'est-ce que cet arbre ? », la réponse ne doit pas envisager l'arbre sensible, l'arbre que nous percevons avec nos yeux, nos oreilles ou nos mains, mais appréhender avec l'intellect l'essence de l'arbre, c'est-à-dire son Idée.


Ce sont là des idées trop éloignées pour le simple paysan qui cultive son champ. Je tentais un jour d'expliquer à mes élèves la mythe de la caverne que Platon expose dans la République. Il trouvait que ce dernier a un peu trop fumé la moquette. Pour autant, le paysan qui cultive son champ ou mes élèves très terre-à-terre, peu enclins à de subtiles spéculations métaphysiques, ont aussi leur philosophie. Eux aussi mettent des idées à la place des choses réelles. Eux aussi voient le monde à travers un filtre mis en place par le mental pour rendre le réel autour d'eux intelligible, compréhensible, gérable. Et ce filtre nous fait manquer le champ et la rivière dans leur nudité profonde. Quand la paysan voit son champ, il y voit l'idée de ce que ce champ va lui rapporter ou l'idée du labeur que ce même champ va exiger de lui. Et ces idées supplantent le champ réel là dans sa simplicité la plus évidente, mais cachées par ces idées qui se succèdent dans un discours-fleuve que le mental tient à lui-même.


     Quand l'ascète vient trouver le Bouddha, ce dernier lui enseigne ceci :
« dans l’acte de voir, qu’il n’y ait que le simple acte de voir,
dans l’acte d’entendre, qu’il n’y ait que le simple acte d’entendre
dans l’acte de sentir, qu’il n’y ait que le simple acte de sentir,
dans l’acte de connaître, qu’il n’y ait que le simple acte de connaître.
C’est comme cela, ô Bâhiya, que vous devez vous entrainer.
Pour vous, ô Bâhiya, c’est dans votre acte de voir, où n’est plus que le simple acte de voir, dans votre acte d’entendre, où n’est plus que le simple acte d’entendre, dans votre acte de sentir, où n’est plus que le simple acte de sentir, dans votre acte de connaître, où n’est plus que le simple acte de connaître, que, ô Bâhiya, vous n’êtes plus quelqu’un venant de ces choses-là.
Lorsque vous n’êtes plus quelqu’un venant de ces choses-là, vous n’êtes plus là.
Lorsque vous n’êtes plus là, vous n’êtes pas non plus ici.
Vous n’êtes pas non plus entre les deux.
C’est simplement la fin de la souffrance ».


      Il faut s'en tenir à la disciple méditative de ne voir que ce qui est vu dans l'acte de voir, de n'entendre que ce qui est entendu dans l'acte d'entendre. Cela peut paraître simple, mais nous avons constamment tendance à surimposer des concepts, des jugements, des pensées à ce que nous expérimentons. En soi, ce n'est pas un problème, cela nous permet de rendre ce monde intelligible et d'agir dans ce monde ; mais le problème réside dans le fait que l'on finit par être emprisonné par ces pensées. Comme le dit Pessoa :
« Il n’y a que chacun d’entre nous, tel une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée et tout l’univers à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et qui n’est jamais ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre ».

     Du fait de ces concepts qui envahissent le mental, nous sommes enfermés en nous-mêmes comme dans une cave à faire des suppositions sur ce qu'il y a au-delà de cette cave. Là encore ce passage évoque entre les lignes Platon et son mythe de la caverne. Platon pense que nous sommes enfermés dans la caverne de notre ignorance de ce qu'est réellement le monde sensible. Il pense que, par un travail de l'intellect, on pourra sortir de cette caverne pour voir à l'air libre le ciel des Idées. Mais ce sont précisément toutes ces idées formées par le mental qui sont la caverne. Sortir consiste seulement à regarder ce qui est avec un œil neuf, sans a priori. Regarder le monde qui s'offre à nous silencieusement.





Campagne de la Suisse Saxonne (Allemagne)





Lire en intégralité le Soutra de Bâhiya (Bâhiya Sutta)


Voir de Fernando Pessoa :

Voir aussi :

Commentaires au Genjōkōan - 3ème partie




Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique  du "Reflet de la Lune" ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





Fernando Pessoa



1 commentaire:

  1. On peut difficilement critiquer la philosophie sans faire de la philosophie à moins d'y répondre par le silence, ce que le Bouddha n'hésitait pas à faire.

    A l'intérieur de la philosophie on peut difficilement faire ce reproche aux phénoménologues qui prétendaient accéder au réel lui même et aux courant pragmatiste et nominaliste pour qui il n'existe pas d'arbre en dehors de sa réalité concrète et singulière. A lire des livres sur le bouddhisme, j'ai souvent le sentiment que le bouddhisme est une forme de pragmatisme nominaliste et pluraliste... et ma pratique va dans ce sens.

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