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samedi 9 avril 2016

Encore et encore



Commentaire du Soûtra d'Udaya (Samyutta Nikāya, I, 173-174)


     Le Bouddha part chaque matin faire sa tournée d'aumônes exactement comme la loi originelle de la communauté monastique bouddhique le stipulait. Les moines bouddhistes vivaient à l'époque exclusivement d'aumônes recueillies auprès des gens fidèles ou non fidèles. Le Bienheureux passait donc régulièrement auprès de gens qui ne l'aimaient pas nécessairement. Il passa notamment trois jours d'affilée devant la maison du brahmane Udaya. En tant que brahmane, cela devait être un devoir moral pour lui de pourvoir à la subsistance des ascètes errants. Mais trois jours, cela commençait sérieusement à l'agacer. : « Ce religieux Gotama est vraiment ennuyant. Il revient encore et encore ».


      C'est dans la nature humaine de ne pas aimer ce qui est répétitif. Nous n'aimons pas la routine, les tâches quotidiennes, tout ce qui revient encore et encore. La société de consommation actuelle l'a bien compris, elle qui ne cesse de proposer des nouveautés avant même que nous ayons pu user les objets précédents. Il faut toute lassitude, tout ennui, tout sentiment de déjà-vu. À peine le jouet déballé en faut-il de nouveaux pour satisfaire notre soif continuelle pour la nouveauté. Notre vie devrait échapper pour bien à cet éternel retour du même qui fait nous soupirer comme le brahmane Udaya : « oh, pas encore ça ! ».

     Pourtant, tout dans l'existence est cyclique : le jour se lève, les gens vont au travail ; à midi, ils mangent ; le soir, ils rentrent du boulot, s'occupent et puis vont dormir. Et le lendemain, rebelote. Et le surlendemain aussi. Jour, nuit, jour, nuit.... Les saisons aussi suivent ce cycle immuable que le paysan est contraint de suivre pour la bonne marche de ses plantations et de ses récoltes. L'existence même n'est dans la pensée indienne qu'une succession cyclique de naissances, de vies et de morts où il faut constamment se battre pour améliorer ses conditions de vie.

     Voilà pourquoi il faut selon le Bouddha faire des efforts encore et encore, même si cela semble pénible et rébarbatif : sinon on se laisser aller, alors on devra connaître encore et encore les souffrances du samsāra, dériver d'existence en existence, de drames en tragédies sans jamais de trouver la paix. Trouver le bonheur exige que l'on pratique le bien encore et encore sans se décourager, sans vaciller dans son effort. Et il est important de se le rappeler encore et encore.

« Les semences sont ensemencées encore et encore,
Le gros nuages donnent des pluies encore et encore.
Les cultivateurs labourent les champs encore et encore.
Les nouvelles graines apparaissent dans le pays encore et encore ».



Jean-François Millet- Les glaneuses - 1857 - Musée d'Orsay




      Il faut constamment poser des graines de bonheur et de sagesse grâce à nos bonnes actions et notre réflexion approfondie dans le terreau de conscience pour que celles-ci jaillissent dans le futur quand les circonstances seront favorables. « Encore et encore » est donc une invitation à ne pas abandonner l'aspect laborieux de la pratique du Dharma : être généreux encore et encore, pratiquer la méditation encore encore, persévérer encore et encore dans le bien et l'étude, être patient encore et encore avec tous les gens agressifs et négatifs que l'on croise sur son chemin.

     Mais « encore et encore » est aussi une invitation à accepter sereinement cette répétition incessante du même. Car la formule « encore et encore » invite à mettre les choses dans la perspective du temps : si vous nettoyez votre maison encore et encore, cela veut dire que vous l'avez déjà fait dans le passé, à plusieurs reprises, que vous deviez le faire maintenant et qu'il y a beaucoup de chance que cette tâche soit à accomplir dans le futur. Mais au moment où vous accomplissez l'acte de nettoyer, vous êtes dans l'instant présent. Le passé n'est plus, le futur n'est pas encore. Si la conscience laisse tomber le passé et le futur qui ne sont pas là et que cette conscience est pleinement présente à l'action de maintenant, vous faites cette choses simplement comme si c'était la première fois que vous l'accomplissiez et vous n'êtes empêtré dans cette lassitude qui susurre « oh non ! On fait ça encore et encore ! ». Revenir à l'instant présent tout en laissant passer les commentaires incessants du mental vous permet de vivre le moment présent avec fraîcheur. Vous pouvez bêcher le jardin, nettoyer le rez-de-chaussée, aider le voisin à déménager sans être accablé par ce sentiment de la répétition.

       Et de fait, pour celui qui sait y regarder de plus près, chaque situation est différente des précédentes, même si elles semblent particulièrement similaires. L'éternel retour du même brasse à chaque fois de légères différences qui sont toujours là quand bien même elles peuvent paraître insignifiantes. Je me souviens de ce passage du film « Smoke » de Wayne Wang (1995, d'après un scénario de l'écrivain new-yorkais Paul Auster) dans lequel Auggie, interprété par Harvey Keitel, tient un magasin de tabac au coin d'un carrefour de New-York. Tous les matins, Auggie prend une photo à la même heure avec toujours le même plan du carrefour entre la troisième et la quatrième avenue devant son magasin. Auggie montre l'album photo avec ses 4000 photos du même carrefour à Paul Benjamin, un écrivain désespéré par la perte de sa femme trois ans auparavant à cause d'une balle perdue dans une fusillade suite à un braquage. Auggie prend la même photo tous les matins à 8 heures quel que soit le temps. Pour Auggie, le carrefour avec sa boutique qui fait le coin est une toute petite partie du monde, mais il s'y passe des choses simples, comme partout à la surface du globe, des petites choses peut-être insignifiantes pour le grand nombre, mais qui ont leur dignité pour ceux qui vivent ces petites choses. Paul Benjamin soupire, car il reste perplexe devant cette galerie de 4000 photos qui se succèdent tout au long des pages de l'album-photo. Il trouve cela déconcertant.



Auggie (Harvey Keitel) dans Smoke (de Wayne Wang)


    Il passe en revue les pages, mais Auggie lui dit qu'il ne comprendra pas s'il ne ralentit pas et ne s'attarde pas sur chaque photo. Paul Benjamin réplique alors que tous les photos sont pareilles, mais Auggie lui répond que si elles sont toutes pareilles, elles n'en sont pas moins toutes différentes. « Matins clairs, matins nuageux. Lumière d'été ou d'automne. Jours de semaine ou de week-ends. Gens en manteaux et en botte, gens en t-shirts et shorts. Les mêmes gens ou des différents. Puis les différents deviennent les mêmes, et les mêmes disparaissent. La terre tourne autour de soleil, chaque jour l'angle de ses rayons sur la Terre est différent chaque jour. Ralentir, c'est mon conseil. Tu sais comment c'est : demain, demain et demain... Le temps passe à petit pas... » Et puis Paul, en faisant défiler plus lentement, l'album se rend compte que feu sa femme Ellen figure sur certaines photos. Auggie lui explique qu'on la voit souvent cette année-là car elle partait au boulot à cette heure-là. L'émotion surgit au cœur de la banalité la plus grise.

      Quand on revient à l'instant présent, on apprécie d'autant plus l'acte positif et créatif que l'on pose, même si celui-ci semblera fatigué au mental blasé et fatigué que beaucoup de gens adoptent. On apprécie les choses simples, on n'attend pas qu'on nous dise que c'est extraordinaire pour l'apprécier. En fait, l'ordinaire nous convient très bien parce que l'ordinaire a sa propre richesse que l'on peut voir quand la sagesse accompagne notre vision du quotidien. On se contente de ce que l'on a et on cesse de désirer d'autres choses, d'être dans d'autres lieux, d'avoir une meilleure situation. En fait, ce qui compte, c'est améliorer le lieu présent, le moment présent, les personnes présentes par nos actes positifs présents, par notre bienveillance présente, par notre sérénité présente, par notre sagesse présente.

      Quand on fait cela, on cesse d'entretenir le samsāra, le cycle des existences où l'on doit renaître encore et encore, connaître des malheurs encore et encore, subir des infortunes et des injustices encore et encore. On peut grâce à la pratique continuelle et répétée du Dharma cesser d'entretenir ces cycles où on va de problèmes en problèmes.

« Cependant,
le sage qui a pris le chemin
par lequel on ne revient plus à l'existence
Ne naît plus encore et encore ».

       On peut donc ralentir et sortir de cette roue du samsāra où est emprisonné encore et encore.... C'est que je souhaite à tous et à tous. Que tous se libèrent de leurs liens et connaissent une vie pleinement heureuse.


Slow down... It's what I recommend.








Lire le Soûtra d'Udaya 




Wayne Wang, Harvey Keitel and Paul Auster au moment tu tournage de Smoke (1995)



Voir aussi:

- Slowly, slowly, slowly

   Les progrès dans la méditation et dans le Dharma vient souvent lentement, lentement, lentement....

- Carpe Diem

   "Cueille le jour", la célèbre formule d'Horace....

Un conseil de Jigme Lingpa





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