Pages

samedi 30 avril 2016

Clair de lune à travers les hautes branches

Le clair de lune à travers les hautes branches,
les poètes au grand complet disent qu'il est davantage
que le clair de lune à travers les hautes branches.

Mais pour moi, qui ne sais pas ce que je pense,
ce qu'est le clair de lune à travers les hautes branches,
en plus du fait qu'il est
le clair de lune à travers les hautes branches,
c'est de n'être pas plus
que le clair de lune à travers les hautes branches.

Fernando Pessoa (Alberto Caiero), Le Gardeur de Troupeaux, éd. Gallimard, Paris, p. 87.



Elis Podnar



dimanche 24 avril 2016

Voir les champs et la rivière

Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, tel une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée et tout l’univers à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et qui n’est jamais ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.
 
Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux, traduction d'Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 111.





samedi 23 avril 2016

La visite au musée



La visite au musée


Jacques Prévert



Au musée de cire du Souvenir
vous prenez la galerie des projets avortés
le couloir des velléités
l'escalier des faux désirs
et vous tombez dans la trappe des regrets
vous pouvez graver sur les murs
avec le petit couteau-souvenir acheté à l'entrée
les graffiti du malentendu
Mais
au-dessus de la salle des Bienfaits Perdus
les yeux bandés
le funambule Amour
danse sur la corde raide du bonheur à peine entrevu
du bonheur jamais oublié
Et la musique de son cirque
tourne son disque rayé usé exténué mais ravi
et le disque tourne comme une lune sanglante et endeuillée
radieuse vivante souriante ensoleillée
merveilleuse et émerveillée
Musique du peuple des oiseaux
musique des oiseaux du peuple
Visiteurs
n'écoutez pas cette musique sans l'entendre
ne prêtez pas seulement l'oreille à cette musique
à ce bruit
donnez-la-lui
Elle vous la rendra au centuple
un beau jour
ou un autre jour
la musique du peuple des oiseaux de l'amour


Jacques Prévert, La pluie et le beau temps


mercredi 20 avril 2016

Le Pont Neuf de la modernité

     Suite à mon article « Modernité et spiritualité », Degun a émis quelques objections (voir dans les commentaires). Je voudrai ici y répondre.

samedi 16 avril 2016

Cagnes-sur-Mer

Cagnes-sur-Mer

Jacques Prévert


Cagnes-sur-Mer
Soleil de novembre et déjà de décembre et bientôt de janvier
Fête de la Jeunesse et fête de la Paix
Eaux claires de la lune
dansez sur les galets
Dans les filets du vent
des sardines d'argent
valsent sur l'olivier
et des filles de Renoir
dans les vignes du soir
chantent la vie l'amour
et le vin de l'espoir
Cagnes-sur-Mer
jolie tour de Babel aimée des étrangers
Pierre blanche sur la carte
des pays traversés et jamais oubliés
Danse danse jeunesse
danse danse pour la Paix
danse danse avec elle
sans jamais l'oublier

Elle est si belle si frêle
et toujours menacée
et toujours vivante et toujours condamnée

mercredi 13 avril 2016

Modernité et spiritualité





     Il y a quelques mois,  José Le Roy avait défendu sur son blog « Éveil et philosophie » la modernité à l'encontre de bien des gens qui se revendiquent de la spiritualité. Effectivement, parmi les gens qui s'intéresse à une ou plusieurs traditions philosophiques, beaucoup font profession de mépriser la modernité. Je souviens un livre paru dans les années '90 « Le cercle des anciens » qui relatait une rencontre inter-religieuse entre un centre de bouddhisme tibétain en France et des religions dites « primitives », des chamanes venus d'Amazonie ou des steppes bouriates, des hommes-médecines amérindiens, etc... Une réflexion d'un bouddhiste très connu et respecté m'avait énormément frappé : « La modernité, cette aberration... ». Cela m'avait beaucoup interpellé parce que je ne vois pourquoi je devrais détester tout ce qui moderne sous prétexte que j'étudie et pratique la Voie du Bouddha. Je peux rêver vivre à l'époque du Bouddha parce que le Bouddha y était et que cela aurait quelque chose de profiter de sa présence rayonnante, mais pas du tout que l'époque était mieux.

    José Le Roy dit dans son article : « j'aime les sociétés modernes, et je pense même qu'il n'y a jamais eu dans l'histoire de société aussi spirituelle. Car qu'est-ce que la spiritualité ? Certainement pas la religion et la théocratie fantasmée (qu'elle soit hindoue ou égyptienne ou islamique) à laquelle Guénon voulait revenir. Non la spiritualité c'est exactement ce que nous lisons au fronton des mairies françaises : liberté, égalité, fraternité ». C'est très osé de dire cela ! La devise française est un héritage en ligne directe de l'esprit des Lumières, qui se caractérise notamment par le culte du progrès et la critique des religions. Face au séisme des Lumières et de la révolution française, le romantisme s'est replié sur la nostalgie de l'ancien régime, des vieilles pierres, des ruines d'église recouvertes de lierre, et contre l'universalisme des Lumières, le retour au terroir, l'attachement sentimental aux forces ancestrales de la tradition. (Je n'ai pas envie de mettre un T majuscule à tradition comme a pu le faire René Guénon).

mardi 12 avril 2016

Méditation et forces armées



       J'ai récemment posté sur les réseaux sociaux une photo de policiers canadiens en train de pratiquer la méditation. Ce qui est interpellant dans la photo, c'est que ces agents de police méditent sur le coussin de méditation en uniforme, avec leur gilet pare-balles et leur revolver à la ceinture. L'image me semblait intéressante. Après tout, pourquoi des policiers ne pourraient-ils apaiser leur mental, eux qui sont susceptibles de se retrouver avec des situations stressantes, voire dangereuses ? Au fond, cela me semble une bonne idée. Sur la page facebook du Reflet de La Lune, cette photo a interpellé beaucoup de gens et a suscité beaucoup de commentaires. Ces commentaires vont dans tous les sens : certains trouvent ça sympathiques, d'autres trouvent ça drôle ou incongru, certains applaudissent et voudraient pour la police de leur ville. D'autres sont plus réticents, voire font des commentaires du style « mort aux vaches ». Mais globalement l'accueil est positif .





    Néanmoins, un internaute s'est montré très critique, pensant que cela ne devait pas être encouragé. Il a mis un lien en direction d'un article de Michael Stone « Abusing the Buddha: How the U.S. Army and Google co-opt mindfulness » (Tromper le Bouddha : comment l'armée américaine et Google réquisitionne la pleine conscience). La thèse de Michael Stone est que les forces armées et les multinationales détournent la méditation bouddhique ( dont la Pleine Conscience ou Mindfulness n'est jamais qu'un avatar laïc) et la vide de sa substance. La substance de la méditation, c'est clairement la non-violence et la bienveillance à l'égard des êtres sensibles en regard de la théorie du karma pour qui tous les êtres doués de conscience sont inter-reliés. Michael Stone pointe du doigt un organisme tel que Mind Fitness Training Institute, qui se consacre à enseigner la méditation de pleine conscience à des corps de marine, des vétérans, des forces de polices, tout ce qui relève selon Michael Stone de la « violence organisée ».

lundi 11 avril 2016

La relation entre bouddhisme et végétarisme



      Quand on pense à la relation entre végétarisme et bouddhisme, on pense en général au principe de non-violence ou ahimsa en sanskrit, qui régit cette philosophie comme d'autres courants de pensée de l'Inde ancienne. Et de fait, le premier précepte moral dans le bouddhisme est de ne pas tuer, ne pas prendre inutilement la vie, ne pas blesser non plus et ne pas créer de souffrances par la violence physique que l'on pourrait exercer sur autrui. Et « autrui » désigne autant les personnes humaines que les animaux. Humains et animaux sont aux yeux du Bouddha des êtres sensibles, des êtres doués de conscience qui peuvent ressentir et éprouver autant le bien-être que la souffrance. La frontière nette que l'on a pu tracer dans la pensée occidentale entre l'homme et l'animal et qui culmine avec René Descartes qui voyait les animaux comme autant de machines ou d'automates incapables de penser et de vraiment éprouver la douleur, cette frontière n'a pas lieu d'être dans le bouddhisme, mais aussi dans les autres courants majeurs de la spiritualité indienne.

samedi 9 avril 2016

Encore et encore



Commentaire du Soûtra d'Udaya (Samyutta Nikāya, I, 173-174)


     Le Bouddha part chaque matin faire sa tournée d'aumônes exactement comme la loi originelle de la communauté monastique bouddhique le stipulait. Les moines bouddhistes vivaient à l'époque exclusivement d'aumônes recueillies auprès des gens fidèles ou non fidèles. Le Bienheureux passait donc régulièrement auprès de gens qui ne l'aimaient pas nécessairement. Il passa notamment trois jours d'affilée devant la maison du brahmane Udaya. En tant que brahmane, cela devait être un devoir moral pour lui de pourvoir à la subsistance des ascètes errants. Mais trois jours, cela commençait sérieusement à l'agacer. : « Ce religieux Gotama est vraiment ennuyant. Il revient encore et encore ».

jeudi 7 avril 2016

Soûtra d'Udaya


Soûtra d'Udaya

Udaya Sutta

Samyutta Nikāya, I, 173-174



    Ainsi ai-je entendu. Le Bienheureux séjournait alors à Sāvatthi. En ce temps-là, un jour, s'étant habillé de bon matin, le Bienheureux prit son manteau et son bol à aumône, puis s'approcha de la maison du brahmane Udaya. Le brahmane Udaya remplit alors le bol à aumônes du Bienheureux avec du riz bouilli.

    Le jour suivant aussi, s'étant habillé de bon matin, le Bienheureux prit son manteau et son bol à aumône, puis s'approcha de la maison du brahmane Udaya. Le brahmane Udaya remplit alors le bol à aumônes du Bienheureux avec du riz bouilli.

       Le troisième jour également, s'étant habillé de bon matin, le Bienheureux prit son manteau et son bol à aumône, puis s'approcha de la maison du brahmane Udaya. Le brahmane Udaya remplit alors le bol à aumônes du Bienheureux avec du riz bouilli et dit : « Ce religieux Gotama est vraiment ennuyant. Il revient encore et encore ».

mardi 5 avril 2016

Considérer autrui comme soi-même





Cet article fait suite à l'article sur l'esprit d’Éveil.



     L'esprit d’Éveil ou bodhicitta est le souhait et l'engagement d'aider tous les êtres sensibles à ce qu'ils soient entièrement et définitivement libérés de la souffrance et qu'ils puissent accéder au parfait et incomparable Éveil, c'est-à-dire à la bouddhéité. Cet esprit d’Éveil ou bodhicitta est vraiment le cœur de la doctrine du bouddhisme du Grand Véhicule. En effet, dans le bouddhisme ancien qu'on peut appeler Theravāda ou Voie des Anciens (si ce n'est que le Theravāda actuel que le nom des écoles du bouddhisme ancien, la seule école en fait du bouddhisme ancien qui ait subsisté) et qu'on peut appeler aussi Petit Véhicule (mais le terme a une connotation péjorative), la bouddhéité est un projet individuel : on se libère soi-même par son effort personnel du samsāra et de l'emprise existentielle de la souffrance. Dans le bouddhisme ancien, on part de principe que vous êtes le seul à pouvoir dissiper les illusions de votre esprit. Ce n'est pas un idéal égoïste comme on l'entend parfois dans les milieux mahāyānistes : il ne s'agit pas de se libérer tout seul en méprisant les autres ou en étant indifférent à leur sort. Les enseignements du bouddhisme ancien comprend la méditation sur l'amour bienveillant, la compassion, la joie et l'équanimité. Il fait valoir que le désir égoïste est la racine de la souffrance ; s'en libérer est la racine de la cessation de la souffrance. Il fait l'apologie de la générosité, et notamment l'idée de faire don du Dharma pour le bien-être du plus grand nombre. Mais voilà, les maîtres du bouddhisme ancien considère que si quelqu'un a entendu les enseignements du Dharma, mais ne les met pas en pratique, il ne se libérera jamais. On vous donne la carte, mais c'est à vous à faire le voyage. La libération est d'abord une entreprise individuelle dans le bouddhisme ancien.

dimanche 3 avril 2016

Esprit d’Éveil



     Un notion centrale dans le bouddhisme du Grand Véhicule est l'esprit d’Éveil, bodhicitta en sanskrit. L'esprit d’Éveil est le souhait ardent et l'effort pour que tous les êtres sensibles soient libérés complètement et définitivement libérés de la souffrance et qu'ils puissent connaître le parfait et incomparable Éveil des Bouddhas. Le travail spirituel de celui qui aspire à devenir un bodhisattva est justement d'engendrer en lui cet esprit d’Éveil et de le faire fructifier constamment tout au long de sa pratique du Dharma.

   On distingue traditionnellement l'esprit d’Éveil d'aspiration et l'esprit d’Éveil d'engagement. Le philosophe indien Shāntideva distingue ainsi ces deux bodhicittas :

« En résumé, l'esprit d’Éveil
Doit être connu comme ayant deux aspects :
L'esprit d'aspiration à la plénitude
Et l'esprit d'engagement à la plénitude.

Leur différence est la même que celle qui sépare
Le désir de partir et la mise en route.
Les sages comprennent ainsi
Leur spécificité respective 1 ».

vendredi 1 avril 2016

Manquer à être



     Sur son blog « Éveil et philosophie », le 25 mars 2016, José Le Roy évoque la figure de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, figure avec il ne peut que prendre ses distances, car pour eux deux, l'homme est marqué son irréductible fracture d'avec le monde. Inacceptable pour un philosophe qui a mis la non-dualité au cœur de son expérience. Selon Sartre, l'homme se caractérise par son manque d'être, son néant qui l'empêche de coïncider avec le monde. Dans la philosophie sartrienne, l'homme est condamné à être arraché au monde, sans réconciliation avec lui. Il y aura toujours la conscience qui tend à être, mais n'est pas, le pour-soi et le monde, cet en-soi qui se contente platement d'être ce qu'il est sans jamais avoir rien demandé. Le monde, la Nature, tout cela n'est poisseuse inertie pour Sartre, rien qui puisse éveiller en l'homme une forêt de correspondances, de contemplatives communications silencieuses.

    José Le Roy évoque un texte de Simone de Beauvoir : « Par son arrachement au monde, l'homme se rend présent au monde et se rend le monde présent. Je voudrais être le paysage que je contemple, je voudrais que ce ciel, cette eau calme se pensent en moi, que ce soit moi qu'ils expriment en chair et en os, et je demeure à distance ; mais aussi est-ce par cette distance que le ciel et l'eau existent en face de moi ; ma contemplation n'est un déchirement que parce qu'elle est aussi une joie. Je ne peux pas m'approprier le champ de neige sur lequel je glisse : il demeure étranger, interdit ; mais je me complais dans cet effort même vers une possession impossible, je l’éprouve comme un triomphe, non comme une défaite. C'est dire que, dans sa vaine tentative pour être Dieu, l'homme se fait exister comme homme, et s'il se satisfait de cette existence, il coïncide exactement avec soi. Il ne lui est pas permis d'exister sans tendre vers cet être qu'il ne sera jamais ; mais il lui est possible de vouloir cette tension même avec l'échec qu'elle comporte. Son être est manque d'être, mais il y a une manière d'être de ce manque qui est précisément l'existence1 ».