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lundi 2 novembre 2015

L'homme est un zombie pour l'homme

L'homme est un zombie pour l'homme
Réflexions philosophique sur la série « The Walking Dead »


    « The Walking Dead » est une série américaine à succès qui, je dois l'avouer, m'a happé et tenu en haleine ces dernières semaines. Au départ, ce sont mes élèves qui m'ont palé de cette série, et par curiosité, je voulais regarder quelques épisodes, question de me faire une idée et de comprendre les raisons du succès. Mais une fois que vous commencez à regarder un épisode, il faut absolument regarder les suivants ! La première saison fonctionnant beaucoup sur le mode du « cliffhanger » (le principe du cliffhanger est que le héros se retrouve « accroché à une falaise », d'où cliffhanger en anglais, ou dans toute situation périlleuse imprévue à la toute fin de l'épisode ; et vous voulez donc irrésistiblement regarder l'épisode suivant pour connaître la suite). Dans les autres saisons, on suit avec intérêt l'évolution de la communauté de survivants, dirigée par l'ex-shériff Rick Grimes.

    Pour ceux qui n'auraient jamais entendu parler de « The Walking Dead », la série imagine un monde où la quasi-entièreté de l'humanité s'est zombifiée. Seuls subsistent quelques survivants, notamment dans l'état américain de Géorgie dont Rick, sa femme, son fils Carl, Shane, collègue et meilleur ami de Rick, Glenn, ex-livreur de pizza d'origine coréenne, Darryl, un redneck asocial mais loyal toujours muni de son arbalète et quelques autres personnages qui vont et meurent au fil de l'histoire. Les zombies ne sont jamais appelés « zombies », mais plutôt walkers, littéralement « marcheurs », mais qu'on traduit par « rôdeurs » en version française. Il me semble qu'il y a quelque chose que l'on perd dans la traduction : « walker » implique l'idée d'une chose qui marche, sans nécessairement d'esprit doté d'une intention pour diriger cette marche vers un but quelconque, « rôdeur » implique plus l'idée de quelqu'un qui traîne dans les parages de manière inquiétante, mais avec une intention : rôder afin de repérer des maisons vides que l'on pourra cambrioler ou faire un guet-apens à un honnête citoyen afin de le dévaliser. Or les zombies n'ont plus aucune intelligence : ils ont juste envie de manger de la chair fraîche, et sinon ils se dirigent vers tout ce qui fait du bruit ainsi que les objets lumineux. S'ils sont dangereux, c'est par leur nombre, et aussi par le fait qu'une seule morsure vous contamine et vous transforme en zombie après une grosse fièvre.




    Une fois acceptées ces prémisses, l'intrigue peut prendre place. Cet article, je me dois de le dire, contiendra beaucoup de « spoilers », pour celui qui n'aura pas vu toute la série. Et c'est problématique pour une série qui fonctionne énormément sur le suspense. D'un autre côté, cette série est tellement glauque et violente que ce n'est pas nécessairement une perte que de ne pas la regarder. En tous cas, je me suis maintes fois posé la question en regardant la série : « Mais est-ce que je n'aurais pas mieux fait de pratiquer la méditation au lieu de regarder cette série horrible ? ». « The Walking Dead » est une série aussi lourdement chargée en contenu hautement idéologique. Et c'est ce contenu idéologique que je voudrais analyser ici dans cet article.


Une vision conservatrice de la société

     Durant toute la série, on répète que la société n'existe plus. Pourtant, tous les personnages confortent leur rôle social d'avant la catastrophe. Rick se veut un père de famille exemplaire de même que sa femme, Lori, qui culpabilise de ne pas être une mère exemplaire, parce qu'au tout début de l'histoire, elle couchait avec Shane, le meilleur ami de Rick, parce qu'elle croyait Rick mort dans l'hôpital. Lori est incapable de se débrouiller toute seule ; elle a besoin d'une société d'homme pour la protéger. Tout le monde se promène avec des flingues. Or les armes à feu ne sont pas le meilleur moyen de combattre les zombies (qu'il faut nécessairement toucher à la tête pour « tuer »), puisque le bruit de la détonation attire les zombies aux alentours.

     On a l'impression qu'on est revenu aux temps héroïques du Far-West où les Indiens ont été remplacés par des morts-vivants. Quand on dit que la société n'existe plus, il faudrait plutôt entendre la formule de Margaret Thatcher quand elle disait dans un esprit purement libéral : « La société n'existe pas ». La société n'existe pas, la communauté n'existe pas, n'existent que des individus luttant pour leur survie aux dépens des autres individus. Dans la troisième ou quatrième saison, Rick, Michonne et Carl circulent en voiture pour trouver des vivres dans un supermarché déserté avoisinant. Ils passent devant un auto-stoppeur qui les supplient de le prendre. Ils ont de la place dans la voiture ; et à ce moment-là, ils occupent une prison et ont donc largement la place d'accueillir le gars. Ils passent pourtant sans ciller en abandonnant le gars à son sort. Au retour, l'auto-stoppeur s'est fait bouffer par les morts-vivants. Rick arrête la voiture ; et Carl, sans un mot, descend pour prendre le sac-à-dos du pauvre bougre. Cet individualisme forcené est présenté comme parfaitement naturel et n'est à aucun moment questionné.




La bigoterie chrétienne de la Bible Belt

     Dans la monde de « The Walking Dead », plus aucune valeur morale ne subsiste ; pourtant, on entretient toujours la foi du charbonnier. Cette foi chrétienne est surtout présente dans la saison 2. En recherchant dans la fille de Carol, Rick arrive dans une église où il doit tuer trois zombies assis sur les bancs et se met à prier et à parler à Dieu, alors qu'il reconnaît n'avoir pas été particulièrement croyant. Puis il rencontre Herschel et sa famille, un personnage particulièrement croyant, qui a toujours une Bible à portée de main. Herschel est un héritier des Quakers américains, il partage en tous cas leur non-violence, y compris avec les zombies qu'il espère tôt ou tard guérir, puisqu'il les entrepose dans une grange en attendant leur rédemption. Plus tard dans la saison 4 ou 5, intervient Gabriel, un prêtre catholique dévoyé, mais précisément peut-être est-il dévoyé parce que catholique.... Le contexte chrétien n'est pas étouffant, mais il est bel et bien présent et sous-tend une vision conservatrice de l'Amérique profonde.

    On peut se demander si le phénomène des zombies n'est pas une résurrection déviante, une résurrection des corps, incomplète ou dégénérée, comme s'il y avait un bug dans le programme de Dieu, tournant l'expérience de vie qu'est la résurrection en expérience de mort et de pourrissement généralisé du vivant. Dans « The Walking Dead », ne nous est épargné aucune scène répugnante où un mort-vivant se décompose littéralement sur un survivant quand celui-ci n'est pas obligé de broyer sa moelle épinière à main nue afin de le neutraliser.


L'homme est un loup pour l'homme, ou plutôt : l'homme est un zombie pour l'homme

     Le véritable fond de « The Walking Dead » est que l'on comprend très vite que le problème majeur n'est pas tellement de survivre aux attaques des morts-vivants (thématique centrale dans la saison 1 & 2), mais bien de survivre aux autres survivants. Dans « The Walking Dead », les vivants sont plus problématiques que les morts. Les morts sont dénués d'intelligence, tandis que les vivants sont dotés d'une intelligence toujours mauvaise à votre égard. On peut à ce titre reprendre la sentence de Plaute, elle-même reprise par Thomas Hobbes : « L'homme est un loup pour l'homme ». Le danger vient des autres vivants. Cela commence avec le personnage du Gouverneur dans la saison 3. Le gouverneur dirige une petite ville tranquille de Woodbury, havre de paix et de civilisation pour les survivants, et n'a aucune raison d'en vouloir au groupe de Rick. Pourtant, il demande à Merle, le frère de Darryl, de torturer sans raison valable Glenn et Maggie. A partir de là, il va entretenir une haine tenace de Rick et de son groupe, haine meurtrière qui finira par la destruction au tank de la prison où s'abritait le groupe de Rick, attaque où il finira par périr.

    Ce qui est frappant avec le Gouverneur, c'est qu'il est méchant sans raison. Tous les autres méchants sont aussi des méchants sans raison d'être méchants, sauf peut-être les gens du Terminus qui sont cannibales parce qu'ils ont subi le martyre avec d'autres méchants. Mais il n'y a jamais d'interrogation politique sur la nature de la méchanceté. Je veux dire que des conflits pourraient éclater pour le contrôle des dernières ressources vitales de la région comme la nourriture, l'essence, les armes ou de questions de justice et d'égalité. Or à ce niveau, Woodbury n'est pas en concurrence avec la prison de Rick. Ils pourraient très bien coexister pacifiquement. Il suffirait de s'entendre, de lancer des pourparlers, d'entamer des liaisons diplomatiques entre les deux groupes, voire d'entamer des relations d'entraide ou de commerce qui serait profitables aux deux groupes. Mais non, comme le Gouverneur est un méchant par nature, aucun dialogue n'est envisageable. Il veut se battre et il veut l'extermination du groupe de Rick sans condition.

    Ce n'est pas là seulement une question d'intrigue, mais bien une vision idéologique de la société que les réalisateurs de la série essayent de nous transmettre : dans cette société, tout le monde est mauvais, soyez donc individualistes, ne comptez que sur vous-mêmes. A aucun moment, la question de l'organisation sociale n'est sérieusement mis en question. Rick est le chef, sauf quand il pète les plombs quand sa femme meurt, il est alors remplacé par un conseil au sein de la prison. Mais comment va-t-on partager les richesses ? Qui aura quelle tâche ? Comment va-t-on élire le chef ? La série n'envisage pas du tout cela, si ce n'est en disant que Rick est un gentil tandis que le gouverneur est un méchant. Cela permet de faire l'impasse sur les valeurs morales que sont l'entraide, la solidarité, la fraternité, le partage qui me paraissent absolument indispensables dans un monde à la situation aussi désespérée. Quand les zombies pullulent partout, penser en priorité à attaquer les survivants est une folie pure et insensée ! Mais ce que font les survivants de « The Walking Dead ». Cela coïncide parfaitement avec les différentes idéologies survivalistes qui ont cours aux États-Unis.


Le culte des armes

     L'auto-défense est une priorité dans « The Walking Dead », et cela passe par le contrôle des armes à feu. Ces fusils, relvolvers et autres armes d'assaut ne sont pas forcément les armes les plus efficaces pour combattre les zombies : elles font beaucoup de bruit et attirent donc les autres zombies aux alentours. Mais n'importe quel héros se doit d'en posséder, sauf peut-être Darryl qui préfère son arbalète de manière assez intelligente d'ailleurs ! Un parallèle évident peut être fait avec le débat sur les armes à feu qui fait rage aux États-Unis. Et « The Walking Dead » a clairement choisi son camp ! Les guns sont de manière évidente le rempart du vivant contre le mort !

       Cela apparaît au grand jour dans la saison 5. Le groupe de Rick arrive après toutes sortes de déboires dans la petite communauté très civilisée d'Alexandria. La première chose qu'on leur demande, c'est de mettre leurs armes à l'armurerie, car on se promène pas armé à Alexandria. On récupère les armes seulement quand on part en vadrouille en-dehors d'Alexandria. Mais cela ne convient pas du tout à Rick ou à Carol. Leur obsession à tous deux de récupérer leurs armes, y compris entre les murs protégés d'Alexandria. Ils ont l'air de plus en plus possédés, hystériques, et pour tout dire de deux psychopathes en passe de sombrer dans une furie meurtrière. Rick est particulièrement remonté parce qu'il a fait la connaissance d'une jolie blonde dont il tombe immédiatement amoureux. Le problème est qu'elle est mariée à Peter, le chirurgien. Or il apprend par Carol que Peter bat régulièrement sa femme et ses enfants. Tout le monde le sait à Alexandria, mais personne n'ose rien dire parce que tout le monde a besoin du chirurgien. Rick ne l'entend pas de cette oreille et devient de plus en plus hystérique, se bat avec Peter, puis finit par le tuer alors que ce dernier a tranché au sabre la gorge du mari de Deanna, la chef d'Alexandria. S'ensuit toute une réflexion comme il faut être fort et sans pitié dans ce monde brut. À aucun moment, on ne doute de l'obsession de Rick pour les armes et les solutions violentes au problème. Peter bat sa femme ; donc il faut le tuer !

     Pas un seul instant, on ne pense à une médiation ou à une solution qui passerait par une éthique du dialogue ! Trop un truc de gonzesse, j'imagine ! Pour Rick, les gens d'Alexandria sont des faibles, des gens trop civilisés et paisibles qui ont eu de la chance jusqu'ici. On peut se poser la question : c'est précisément au moment où arrive Rick et sa bande que les véritables problèmes arrivent pour Alexandria ! Peut-être est-ce Rick qui amène les problèmes plus qu'il n'apporte de solution. Mais cela n'est pas du tout envisagé dans la série ! De manière univoque, c'est l'attitude des gens d'Alexandria de ne pas être armés au sein des remparts qui pose problème, ainsi que le fait de ne pas assez dur dans un monde aussi violent. On sent que la série doit être extrêmement appréciée par les partisans de la NRA (l'association qui milite pour le port d'armes aux USA). C'est d'autant plus contradictoire que tous les survivants en-dehors de Rick et sa bande sont présentés comme mauvais dans la série. Pourquoi les armer ? Puisqu'alors ils vont nécessairement commettre des crimes ?

   A aucun moment, on ne met en scène des arguments « pour » et des arguments « contre » le port d'armes au sein d'Alexandria. Mais si Peter, en plus d'être présenté comme un mari indigne battant sa femme et ses enfants, est un assassin prêt à tuer tout le monde (oui, dans « The Walking Dead », si on est un peu méchant, on est forcément complètement méchant, pas de place pour la nuance), n'aurait-il pas été encore plus dangereux avec un fusil-mitrailleur ou des grenades ?

      Et on peut douter des raisons qui animent Rick. À la fin de la saison 2, il avait déjà tué Shane qui était peut-être le père de l'enfant de Lori. N'a-t-il pas dès lors cherché à diaboliser Peter qui était le mari de la femme qu'il convoitait ? En fait, j'ai l'impression que l'on pourrait faire une série parallèle qui présenterait le point de vue subjectif de Shane, du Gouverneur ou de Peter et qui présenterait Rick en manipulateur psychopathe, serial-killer machiavélique et Carol en tueuse froide et sanguinaire. C'est ce qui manque à cette série, l'ambiguïté du bien et du mal ou plus exactement de la perception que l'on peut avoir du bien et du mal. 








Voir aussi à propos de "The Walking Dead"
- "L'art de la paix en temps de zombification massive"

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



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