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lundi 25 mai 2015

Commentaire au Soûtra de l’Écume

Commentaire au Soûtra de l’Écume

Voir le Soûtra de l’Écume (Phena Sutta) ici.

   On dit souvent que ce sont les soûtras du Grand Véhicule qui exposent la vacuité de tous les phénomènes, en particulier les Soûtras de la Perfection de Sagesse (Prajñāpāramitā Hṛdaya Sūtra en sanskrit). Dans le Soûtra de l’Écume (Phena Sutta en langue pâlie) qui appartient au corpus des textes anciens du bouddhisme, on trouve pourtant une invitation à considérer tous les phénomènes que l'on rencontre dans notre existence comme autant d'illusions sans fondement, sans substance réelle. Chaque agrégat qui constitue notre expérience de la vie est comparée à un phénomène illusoire, vide, nul et sans substance.

    Cet enseignement du Bouddha a été donné dans la ville d'Ayodhyā (Ayojjhā en langue pâlie) le long des ghats qui borde le cours d'eau local qui n'est pas le Gange comme le dit le soûtra, mais bien un affluent du Gange, la rivière Sarayū, aussi appelée Ghāghrā. Cette confusion sur le plan géographique a beaucoup troublé les historiens, d'autant que seuls deux soûtras bouddhistes mentionnent la ville d'Ayodhyā, le Phena Sutta que l'on étudie ici et le rukkhanda sutta1, le Soûtra de la Bûche. Ce soûtra se déroule lors d'un enseignement qui a eu lieu lui aussi le long de l'eau : le Bouddha voit une morceau de bois et se demande quelles sont les obstacles qui l'empêcheront de couler jusqu'à l'océan. Ce tronçon de bois est une métaphore pour le moine qui peut se laisser couler jusqu'au Nirvâna s'il ne se laisse pas prendre par les obstacles existentiels. Et encore, selon les versions du soûtra, cet enseignement est situé dans d'autres villes. André Bareau, dans son article « Ayodhyā et Mithilā dans les textes canoniques du bouddhisme ancien » explique que cette confusion sur le nom du cours d'eau qui borde Ayodhyā vient probablement de ce que dans l'Antiquité, le terme Gangā désigne à la fois le Gange qui arrose des villes comme Bénarès, Patna ou Allahabad, mais aussi les principaux affluents de ce fleuve. Quant au fait que seuls deux textes de l'enseignement bouddhique se déroulent dans l'antique cité d'Ayodhyā, cela tient au fait qu'Ayodhyā n'avait pas l'importance qu'elle a prise par la suite. En fait, le Ramayana mentionne Ayodhyā comme la capitale du royaume des Kosalas et comme le lieu de naissance du dieu Rama ; mais à l'époque du Bouddha (qui est antérieure au Ramayana), la capitale du royaume des Kosalas était Śrāvastī (Sāvatthī en langue pâlie). Ayodhyā s'est rendue tristement célèbre par les événements de 1990 où des intégristes hindouistes ont détruit une mosquée parce qu'ils estimaient que cette mosquée a été construite sur le temple hindou où est né le dieu Rama. Cela a conduit a toutes sortes de violences interreligieuses à travers toute l'Inde entre


hindouistes et musulmans.

Ayodhyā


    Mais revenons au texte proprement dit et à son message. Le Phena Sutta fait référence aux cinq agrégats (pañca skandhī ) :
  • la forme (rūpa)
  • la sensation (vedanā)
  • la perception (samjñā)
  • la formation mentale (samskāra)
  • la conscience (vijñāna).

     Les cinq agrégats sont un point important de la doctrine du Bouddha. Toute notre expérience de la vie se retrouve dans l'un des cinq agrégats par rapport aux six facultés sensorielles (les cinq sens matériels, vision, audition, odorat, goût, toucher auquel on ajoute la faculté mentale qui est, dans l'analyse bouddhique, une faculté sensorielle qui perçoit les phénomènes mentaux comme les idées, les pensées, les souvenirs, les images mentales, les émotions, etc). Chaque chose que nous vivons rentre dans les cinq agrégats. Prenons un exemple simple : je vois un arbre devant moi. L'agrégat de la forme, c'est la rencontre de trois choses, la forme visuelle de l'arbre, l’œil qui est nécessaire pour cette vision et la conscience visuelle qui cherche à voir quelque chose. La rencontre des trois, c'est l'agrégat de la forme. Si j'entends le bruissement des feuilles de l'arbre dans le vent, c'est un autre agrégat de la forme qui met en jeu cette fois une forme sonore (ici le son du bruissement des feuilles), mon oreille et la conscience auditive. Si je touche l'arbre, c'est encore un autre agrégat, tactile cette fois-ci avec la rencontre de ma main (ou de la partie de mon corps qui touche l'arbre), la forme physique de l'arbre avec son écorce rugueuse et la conscience corporelle. Ces agrégats sont très volatiles, ils ne durent qu'une fraction de seconde. Si je regarde l'arbre ne serait-ce qu'une seconde, de nombreux agrégats de la forme visuelle se sont succédé. Les textes ne s'accordent pas sur le nombre d'agrégats que l'on peut percevoir dans un certain laps de temps, certains textes parlent de 60 agrégats qui se succèdent dans le laps de temps d'une inspiration, d'autres mentionnent 3600 agrégats qui se succèdent les uns aux autres.... L'important est de bien comprendre que ces agrégats ne durent qu'une fraction de seconde et se mêlent les uns aux autres, ce qui rend très difficiles l'exercice de les démêler.







     Autre chose à propos de l'agrégat de la forme, on traduit fréquemment rūpa par corps. Ce n'est pas faux car rūpa peut effectivement désigner la forme de notre corps dans certains contextes. Mais l'agrégat de la forme ne se limite pas au corps : dans l'exemple de l'arbre, c'est la forme visuelle de l'arbre tel qu'il peut être vu d'une point de vue particulier avec notre œil d'être humain. Une mouche verrait le même arbre d'une façon complètement différente. L'agrégat de la forme implique notre corps (et plus particulièrement ici notre œil) et une forme visuelle qui n'est pas notre corps.

     L'agrégat de la sensation est le moment où l'on ressent le contact entre ces trois facteurs que sont la forme, l'organe sensoriel et la conscience sensorielle. On peut avoir des sensations bonnes, mauvaises ou neutres. Comme l'agrégat de la forme, les agrégats de la sensation se succèdent les uns aux autres tout aussi rapidement. Si j'ai du plaisir à voir l'arbre, c'est que j'expérimente en réalité une multitude de sensations plaisantes, même si je ne regarde l'arbre qu'un moment. Comme l'agrégat de la forme, l'agrégat de la sensation se décline en sensation liée aux impressions de l’œil, de l'oreille, du nez, de la langue, du corps et du mental. La sensation dépend évidemment de la complexion du sujet percevant : je vais peut-être m'extasier devant la beauté de cet arbre tandis que d'autres personnes seront complètement indifférentes devant la vision de l'arbre.

      L'agrégat de la perception est le moment où l'on reconnaît l'objet perçu. Dans notre exemple, avec la vision de l'arbre et la réaction que cela suscite sous forme de sensation, on va identifier et reconnaître l'arbre en tant que tel. On notera que dans l'analyse bouddhique du phénomène de la perception, les sensations précèdent la reconnaissance de l'objet. Nous éprouvons viscéralement une sensation face à l'objet, puis seulement le mental catégorise cet objet.



Robert Baré - A l'ombre d'un arbre - février 2015




    L'agrégat de la formation mentale est le moment où l'on réagit face à cette perception de l'objet : est-ce que je vais me contenter de regarder et d'admirer l'arbre ? Est-ce que je vais vouloir le monter ? Est-ce que je vais vouloir le couper avec une hache ou une tronçonneuse ? Est-ce que je vais vouloir l'étudier comme un botaniste ? La formation mentale (samskāra) implique toutes mes intentions à l'égard de ce que je perçois à travers mes sensations et mes perceptions. Je suis conditionné par tous les phénomènes qui m'entourent ; et à travers samskāra, je cherche à conditionner le monde qui m'entoure à ma façon.

     L'agrégat de la conscience (vijñāna) devrait être appelé « instant de conscience ». Il ne s'agit pas du tout ici d'une conscience permanente ou d'une âme éternelle. Comme tous les autres agrégats, l'agrégat de la conscience ne dure qu'une minuscule fraction de seconde. Comme tous les autres agrégats, l'agrégat de la conscience se décline selon les six facultés sensorielles : instant de conscience visuelle, instant de conscience auditive, instant de conscience olfactive, instant de conscience gustative, instant de conscience corporelle et instant de conscience mentale. Tous ces instants de conscience se succèdent les uns aux autres au point où il devient extrêmement difficile de discerner leur nature discontinue.

     Tout comme un film est composé d'images figées qui se succèdent très rapidement au point où le spectateur a une impression de continuité et de mouvement, les agrégats de forme, de sensation, de perception, de formation mentale et de conscience défilent les uns après les autres et nous donnent l'impression d'une expérience continue vécue par un spectateur permanent et immuable que l'on appelle le « moi », le « je » ou le « Soi ». Mais ce spectateur n'est qu'un fantôme sans consistance réelle. Les agrégats nous illusionnent en nous donnant une très forte impression de dualité : d'un côté le monde perçu par les sens, de l'autre le « moi », spectateur et acteur dans ce monde qui a d'ailleurs tendance à se considérer comme le centre du monde.

     Cette conception des agrégats, le Bouddha les présume connue quand il enseigne le Soûtra de l’Écume. L'illusion de la dualité moi/monde et l'illusion de la permanence du « moi » n'est qu'une première étape : les agrégats qui constituent notre expérience sont eux aussi irréels. Il faut s'entraîner à voir leur irréalité, leur vacuité. A cette fin, il utilise cinq métaphores pour signifier et pointer du doigt le caractère illusoire des agrégats.

La forme est semblable à de l'écume;
la sensation est semblable à une bulle;
la perception est semblable à un mirage;
la formation mentale est semblable à un bananier;
la conscience est semblable à un tour de magie.

      Un homme attentif qui observe de près de l'écume se rend compte que l'écume n'est pas quelque chose de solide. De loin, on aurait pu penser pourtant que l'écume est une matière blanchâtre qui persistera aux clapotis des vagues sur le rivages, mais il n'en est rien. La forme est comme l'écume. Si on n'y fait pas attention, la forme semble très réelle, solide ; mais si on s'y penche de plus près, les formes colorées qui nous entourent ne sont que l'écume visible d'un océan de vide.

    C'est pourquoi le Bouddha nous incite à cultiver une attention soutenue et minutieuse à propos des agrégats de la forme que nous expérimentons. « Un moine voit, observe, et examine avec attention toute forme qu'elle soit passée, future ou présente, interne ou externe, grossière ou subtile, supérieure ou inférieure, proche ou lointaine ». On peut envisager de la sorte tous les agrégats : ceux qui se présentent à nous dans l'instant présent, ceux qui se sont déjà passés comme ceux que l'on anticipe dans nos spéculations à propos de l'avenir. On examine les formes propres à notre être comme les formes extérieures à nous-mêmes : l'arbre par exemple. Cela peut être des formes évidentes ou des formes qui demandent une perception plus subtiles des choses. Et on examinera de manière égale les formes gracieuses autant que les formes disgracieuses. Peu importe aussi la proximité dans l'espace : que la forme soit proche ou lointaine, il faudra l'observer avec la même minutie. Partant de cette investigation du réel, on peut se rendre compte du manque de réalité substantielle de ces formes et phénomènes :  « En la voyant, l'observant, et l'examinant avec attention, il constate que cette forme est vide, nulle et sans substance. Quelle substance en effet pourrait-il y avoir dans une forme? »

     Le processus est la même pour les agrégats de la sensation, de la perception, de la formation mentale et de la conscience. On les examine attentivement et on constate finalement que celles-ci sont vides, nulles et sans substances. Les sensations sont comme des bulles d'eau qui se forment quand la pluie battante vient frapper le sol humide, vides et sans substance. Les perceptions sont autant de mirages : notre perception reconnaît et identifie des phénomènes ; mais le mirage consiste à confondre le produit et l'étiquette que l'on a apposé sur le produit à vendre. Le cœur d'un bananier est creux : selon les botanistes, le bananier n'est pas un arbre, mais une plante herbacée. Pareillement, nos intentions, nos décisions, nos volitions semblent très concrètes, très solides. Pourtant, la formation mentale est comme le bananier, creuse bien que nos résolutions semblent en apparence très fermes. Et les instants de conscience sont autant de scintillement d'un spectacle illusoire qui abusent les spectateurs peu regardant.

     Voyant cela, on cesse d'être hypnotisé par ce jeu de dupes : on voit que la forme, la sensation, la perception, la formation et la conscience sont vides, nulles et sans substance et on peut se détacher de la forme, de la sensation, de la perception, de la formation mentale et de la conscience. Méditer sur la vacuité des phénomènes permet de nous en libérer.

     Cette prise de conscience ne se fera pas en un jour. Il ne suffit pas de proclamer que les phénomènes sont vides pour qu'on soit libéré de toutes ses attaches en ce monde. Cela procède d'une observation longue et minutieuse, une observation de tous les instants et répétées inlassablement, de jour en jour, de semaines et semaines, de mois en mois, d'années en années pour que cette méditation porte ses fruits.

      Hier, je méditais sur une colline qui surplombe la vallée de la Meuse. Je ressentais les rayons chauds du soleil sur ma peau, j'entendais les oiseaux chanter, mêlé au vrombissement des voitures sur la route en contrebas, je sentais des fourmis et des petits insectes sur ma peau et je m'imprégnais de l'idée que les formes sont comme l'écume, les sensations sont comme des bulles d'eau, les perceptions comme des mirages, les formations mentales comme le cœur des bananiers et les instants de conscience comme autant de spectacles illusoires. Soudainement, le réel, au lieu de s'effacer, m'a semblé beaucoup plus présent et intense. Comme une dénégation de ma méditation. Et puis ce caractère intense et puissant de l'existence des choses dans ce moment présent m'est apparue comme la très fine épaisseur de la bulle qui sépare le vide du vide. Comme une chimère qui s'enfoncerait d'instant en instant dans un océan infini de vacuité.

   Les apparences nous submergent, mais il importe de reconnaître leur irréalité. Vite car le temps nous est compté. On peut se sentir tranquille pour l'instant, mais des épreuves peuvent nous frapper et leur réalité illusoire nous frapper d'autant plus durement que nous les prenons pour réelles. Par ailleurs, la vie s'écoule rapidement et la mort peut nous recouvrir dans son grand voile d'ignorance. Il serait bête d'avoir à un moment de sa vie pris conscience du caractère illusoire des choses et n'avoir pas approfondi cette prise de conscience. C'est pourquoi le Bouddha dit à la fin du Phena Sutta:

« C'est ainsi qu'un renonçant avec courage
doit voir ces agrégats.
Jour et nuit, de jour en jour
étant attentif et maître de lui-même,
qu'il détruise tous les liens !
Qu'il devienne son propre refuge !
En espérant l'état où il n'y a aucun changement,
qu'il se dépêche comme si
sa chevelure était en flamme ! »






1rukkhanda sutta, Samyutta Nikâya, IV, 179-181, traduit dans : Môhan Wijayaratna, Sermons du Bouddha, Seuil / Points Sagesses, Paris, 2006, pp. 179-184. 


Voir le Soûtra de l’Écume (Phena Sutta) ici.







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