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mercredi 20 novembre 2013

La compassion selon Dza Patrül Rimpotché


Dza Patrül Rimpotché (1808 -1887)

            Pour méditer la compassion, imaginons un être que torturent de cruelles souffrances et souhaitons qu’il en soit libéré. Il est dit : « Pensez à quelqu’un qui souffre énormément, par exemple à un homme qui, jeté dans un cul-de-basse-fosse, attend d’être exécuté, ou bien un animal devant le boucher qui va l’abattre. Considérez-le avec l’amour en l’identifiant à votre mère ».

            Imaginons le prisonnier que l’on conduit, sur ordre du roi, au lieu de son exécution, ou le mouton que le boucher attrape et ligote…. Abandonnons l’idée qu’il s’agit d’êtres extérieurs à nous-mêmes ; identifions-nous plutôt à eux en nous demandant ce que nous ferions à leur place. Entraînons-nous par la pensée à prendre sur nous la souffrance du condamné : « Et maintenant, que faire ? Impossible de fuir, de me cacher. Je n’ai aucun secours, aucun refuge. Je ne peux m’enfuir, je ne sais pas voler, je ne suis pas assez fort, je n’ai aucune arme pour me défendre. Maintenant, à cet instant précis, toutes les perceptions de cette vie vont me quitter. Je vais même laisser ce corps que j’avais soigné en lui donnant tant d’importance, et je vais prendre le grand chemin de la vie suivante… quelle angoisse ! »

            Ou bien considérons le mouton que l’on mène à l’abattoir. Ne pensons plus que c’est un mouton ; pensons au fond de notre cœur que c’est notre vieille mère que l’on va tuer. « Que faire si on égorge ma vieille mère qui n’a rien fait de mal ? Comme elle doit souffrir ! » Mettons-nous sincèrement à sa place. Quand du fond du cœur nous n’éprouverons plus que l’ardent désir de la délivrer sur-le-champ, pensons : « Cet être en train de souffrir n’est actuellement ni mon père, ni ma mère, mais il l’a été, pour sûr, au cours de mes vies passées. Il m’a élevé avec une immense bonté, comme mes parents actuels ; il n’est pas différent d’eux. Pauvre parent torturé ! Quelle joie si maintenant, le plus vite possible, instantanément, tu étais délivré de cette souffrance ! » De telles pensées au cœur, méditons avec une compassion si insoutenable que nos yeux soient noyés de larmes.

            Quand nous parvenons à ce point, pensons : « Cette souffrance est l’effet des actes négatifs commis autrefois. Les malheureux qui aujourd’hui s’adonnent aux actes négatifs souffriront inévitablement de la même façon dans leurs vies prochaines ! » Et méditons la compassion en pensant à tous les êtres qui se créent des causes de souffrance, par exemple en détruisant la vie.

            Ensuite, considérons les souffrances des êtres nés dans les enfers, chez les esprits affamés, etc. Imaginons que ce sont nos parents ou nous-mêmes, et appliquons-nous à méditer la compassion.

            Pour finir, pensons sincèrement à tous les êtres des trois mondes : « Aussi loin que s’étend l’espace, il y a des êtres ; partout où il y a des êtres, il y a du karma négatif et de la souffrance. Pauvre êtres qui ne connaissent que ce mauvais karma et que cette souffrance ! Quelle joie si tous étaient délivrés des phénomènes karmiques, des souffrances et des tendances habituelles de chacun des six états d’existence et atteignaient le bonheur permanent de la parfaite bouddhéité ! »

            Pour méditer la compassion, dans un premier temps donc, on envisage simplement cas par cas des êtres qui souffrent. Puis on s’entraîne progressivement jusqu’à ce que notre vision englobe tous les êtres. Si on ne procède pas de la sorte, la compassion risque de rester vague et intellectuelle, donc de ne pas être authentique.

            Penchons-nous en particulier sur les difficultés et les souffrances de nos bovins, moutons, chevaux de bât et autres animaux domestiques. Nous leur infligeons toutes sortes de sévices comparables aux supplices des enfers : nous leur perçons le nez, les castrons, leur arrachons les poils, les saignons vivants… Si l’on y réfléchit bien, on s’aperçoit que ne pas même avoir l’idée que ces animaux puissent souffrir vient de ce qu’on n’a jamais cultivé la compassion.

            Si, à présent, on nous arrache un seul cheveu, nous crions, nous ne pouvons le supporter ! Pourtant, nous arrachons à nos yaks tous leurs gros crins en les tordant et en laissant pour chaque poil la marque rouge de la chair à vif d’où perle une goutte de sang. La bête a beau grogner de douleur, il ne nous vient pas à l’idée qu’elle souffre.

            Nous qui ne supportons pas une cloque à la main et qui avons parfois si mal aux fesses en voyageant à cheval que nous ne pouvons plus nous tenir en selle et devons nous mettre sur le côté, nous ne cherchons pas à savoir si notre cheval, lui, éprouve des difficultés ou des souffrances. Lorsque, à bout de force, il ne peut plus avancer et trébuche en haletant, nous pensons : « Le voilà qui en fait encore à sa tête ! » Sans un instant de sympathie pour lui, nous nous mettons en colère et ne faisons que l’abreuver de coups et d’injures.

            Pensons en particulier à l’animal qu’on abat, au mouton par exemple. Quand, d’abord, on l’extrait du troupeau, une peur incroyable l’envahit. A l’endroit où on l’a saisi se forme un hématome. On le renverse sur le dos, on lui attache les pattes avec une lanière de cuir et on lui ficelle le museau jusqu’à ce qu’il ne puisse plus respirer. Si, dans les affres de l’agonie, l’animal tarde un peu à mourir, la plupart du temps, le boucher au mauvais karma s’irrite. « Il ne va pas mourir, celui-là », bougonne-t-il, et il le roue de coups. A peine le mouton est-il mort qu’on l’écorche et l’étripe. Aussitôt, une autre bête est saignée qui, ne pouvant plus faire un pas, se met à tituber. On mélange le sang de la bête morte avec celui de la bête vivante et on y concocte les entrailles de l’animal étripé. Ceux qui sont capables de manger cela sont de véritables bourreaux de l’espèce des ogres.

            Considérons les souffrances de ces animaux, prenons mentalement leur place et ressentons ce qui leur arrive. Appliquons la main sur notre bouche et bloquons notre souffle. Insistons un peu. Quelles ne sont pas notre douleur et notre peur ? Quand nous aurons bien observé nos réactions, répétons-nous sans cesse : « Pauvres êtres que de terribles douleurs affligent sans répit ! Quelle joie si j’avais le pouvoir de leur donner refuge contre toutes ces souffrances ! »

            Ce sont surtout les lamas et les moines qui devraient avoir le plus d’amour et de compassion. Au contraire, ils n’en ont pas le moindre atome et sont pires que les laïcs pour faire souffrir les êtres. C’est que la doctrine du Bouddha est proche de sa fin. Voici l’époque où l’on honore les démons carnassiers et les ogres ! 

            Jadis, notre instructeur, Shâkyamuni, abandonna comme un crachat un royaume de souverain universel et renonça au monde. Avec tous les arhats qui l’accompagnaient, bol d’aumônes et bourdon au poing, il allait à pied mendier sa nourriture. Ils n’avaient ni chevaux, ni mules, ni rien. Si le Bouddha lui-même n’avait pas la moindre monture, ce n’est pas qu’il ait été incapable de se procurer même une vieille rosse – comment imaginer chose pareille ?! Ce qu’il pensait que faire souffrir un être n’allait pas avec l’enseignement d’un bouddha.




Voyez nos religieux quand ils se rendent à une cérémonie de village. Ils passent par le trou qu’ils ont percé en guise d’anneau dans le museau de leur yak, une corde parfaitement rêche, faite avec les crins de la queue. Une fois hissés sur leur monture, ils tirent des deux mains aussi fort qu’ils peuvent. La corde s’incruste dans le nez de l’animal, qui ne peut le supporter et tourne en rond en sa cabrant. Son cavalier le cravache de toutes ses forces. Sous l’effet de cette nouvelle douleur, le yak commence à courir et aussitôt son maître tire sur le nez. Le yak a les naseaux si douloureux qu’il s’arrête et le voilà cravaché derechef ! Un coup par devant, un coup par derrière ; l’animal n’est plus que douloureuse lassitude. La sueur goutte de chacun de ses poils. La langue pendante, il ne peut plus faire un pas. Son souffle devient rauque. « Qu’est-ce qu’il a encore à ne pas avancer comme il faut ? » pense l’homme. Piquant une colère, il frappe les flancs avec le manche du fouet. Rendu plus fort par sa rage, il a tôt fait de casser l’instrument en deux. Il coince les morceaux dans sa ceinture, ramasse une pierre effilée et, se retournant sur la selle, il en frappe la croupe du vieux yak. Tout cela parce qu’il n’a pas la moindre compassion.

Imaginons-nous être le vieux yak, le dos chargé d’un fardeau trop lourd. On nous tire sur les naseaux avec une corde, on nous fouette le flanc, des étriers nous meurtrissent les côtes ; devant, derrière, sur les côtés, on nous inflige de cuisantes douleurs. Sans une seconde de répit, il faut grimper de longues côtes, descendre des pentes abruptes, traverser de larges rivières, de vastes plaines…. Pas le temps d’avaler une seule bouchée d’herbes et, sur la pointe du jour aux dernières lueurs du soleil, nous devons, contre notre gré, avancer.

Quelles sont les fatigues et les difficultés d’une telle vie ? Quel genre de douleur, de faim et de soif fait-elle éprouver ? Si nous prenons sur nous toutes ces souffrances, nous ne pourrons pas ne pas ressentir une compassion intense et insupportable.

Patrul Rimpotché, « Le chemin de la grande perfection », éd. Padmakara, Saint-Léon-sur-Vézères (France), 1997.  

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